For Forest, œuvre de Klaus Littmann, Photo : H. Raab (User:Vesta), CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Compensation carbone et accaparement des terres : des liens évidents

Valérie Tilman
Chargée de projets à la FUCID

La « neutralité carbone », on en a tous entendu parler : bananes Chiquita, Actimel, bouteilles d’eau Evian ou livraison des colis par la Poste présentés comme « neutres en CO2 » ; engagements de Zalando, d’EasyJet ou de Netflix pour une empreinte carbone « zéro émission nette »… Mais de quoi s’agit-il exactement ? Et peut-on se fier à ces allégations ? Levons un coin de voile sur cet objectif de neutralité carbone. Nous nous joindrons ensuite aux dénonciations de nombreux acteurs, ONG et scientifiques selon lesquels la compensation carbone non seulement n’a pas l’efficacité promise (Thales, 2023), mais concourt en outre à l’accaparement des terres au niveau mondial, ce phénomène étant notamment responsable de déplacements forcés de populations et d’insécurité alimentaire.

Le principe de compensation

La compensation environnementale peut être définie comme un ensemble d'actions en faveur de l'environnement qui permet de contrebalancer des dommages qui n'ont pu ou voulu être évités. La compensation carbone consiste, dans cette même logique, à compenser ses propres émissions de CO2 par le biais de programmes de réduction d'émissions ailleurs : il s’agit, pour un acteur privé ou public, de contrebalancer ses propres émissions de CO2 en achetant des « crédits carbone » basés sur des efforts d’atténuation déployés ailleurs, souvent dans des pays à revenu faible. Cet acteur peut ainsi financer soit des projets de réduction d'émissions de CO2 (par exemple des infrastructures d’énergie renouvelable), soit des projets de stockage ou de séquestration du carbone (par exemple des projets de plantations d’arbres), soit des projets aboutissant à des émissions évitées (par exemple des projets de lutte contre la déforestation et la dégradation des forêts, les forêts conservées contribuant au stockage du CO2). Dans le cadre de cette stratégie, cet acteur ne réduit donc pas ses propres émissions de CO2 : il se limite à les présenter comme « compensées », de façon à atteindre un solde (théorique) d’émissions de CO2 qui puisse être présenté comme neutre (c’est-à-dire égal à zéro). Le raisonnement est donc le suivant : « J’émets x tonnes de CO2, mais je contribue (du moins sur le papier) au stockage de x tonnes de CO2 : les émissions « nettes » de CO2 dont je suis responsable sont donc (en théorie) égales à zéro ». Que penser de cet objectif « zéro émission nette » ?

La stratégie « zéro émission nette »

Les activités humaines sont par nature génératrices de gaz à effet de serre (GES). Il est en théorie possible de les réduire fortement, mais on ne peut pas concevoir d’activités humaines sans aucune émission de GES (feux, chauffage, cuisson, élevage, industries, etc.). De nombreux processus physiques (biologiques, géologiques, physico-chimiques) sont par ailleurs naturellement émetteurs de GES. Il est donc impossible de réduire à néant les émissions de GES.

Selon le GIEC[1]Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est un organisme intergouvernemental chargé d'évaluer l'ampleur, les causes et les conséquences du changement climatique en cours., les émissions de GES devraient pourtant décroître drastiquement au niveau global pour espérer une atténuation des changements climatiques. Plus exactement - et plus tragiquement -, les conclusions du GIEC sont que, pour éviter un réchauffement important aux conséquences délétères à de multiples niveaux, une réduction, même drastique, même totale (ce qui, on l’a vu, est impossible) des émissions de GES ne suffira pas : il faudrait à terme, dès le milieu de ce siècle, atteindre des « émissions négatives », c’est-à-dire éliminer les GES présents en trop grande quantité dans l’atmosphère.

Un gouffre semble exister entre le raisonnement logique et la (pseudo) rationalité économique. Guidés par la seconde, certains ont inventé le concept de « zéro émission nette »

Une telle présentation des choses ne peut raisonnablement conduire qu’à une seule conclusion : l’impérative nécessité d’une décroissance immédiate et drastique des émissions générées par nos activités, et donc l’impérative nécessité d’une décroissance immédiate de nos activités les plus émettrices. Mais un gouffre semble exister entre le raisonnement logique et la (pseudo) rationalité économique. Guidés par la seconde, certains ont inventé le concept de « zéro émission nette » de GES, c’est-à-dire l’idée que chaque émission de GES devrait être compensée par un retrait et un stockage d’une quantité équivalente de GES. Ce concept de « zéro émission nette » introduit donc, opportunément du point de vue des acteurs économiques, l’idée que l’on peut continuer à émettre des GES à partir du moment où on met en place des stratégies pour retirer et stocker une même quantité de GES. Il n’est donc pas étonnant que 120 pays et une kyrielle d’entreprises et d’investisseurs se soient à ce jour fixé des objectifs « zéro émission nette » pour leurs activités, puisque cet engagement légitime la poursuite de leurs activités économiques as usual[2]C’est-à-dire sans rien changer à nos modes et niveaux de production et de consommation., et non la décroissance de ces activités.

Toutefois, certains dénoncent la face cachée de l’objectif « zéro émission nette ». Outre le fait que cette stratégie comptable est largement discutable, tant sur le fond que sur les promesses sur lesquelles elle échafaude ses comptes (par exemple, les calculs et modèles prédictifs d’émissions évitées ou compensées par tel ou tel projet) (Chauveau, 2023), se pose notamment la question de savoir comment (et quand) les GES émis seront compensés, retirés de l’atmosphère et stockés. Et c’est là que le bât blesse, la stratégie actuelle étant soit de compter sur des technologies futures - non éprouvées à l’échelle globale - de géo-ingénierie[3] Ensemble des techniques qui visent à manipuler et modifier le climat et l'environnement de la Terre à l’échelle globale, par exemple en limitant le rayonnement solaire (par exemple via des miroirs réfléchissants), en refroidissant l’atmosphère (par exemple via l’envoi massif de … Continuer de lire, soit d’acquérir et de privatiser de vastes zones pour « compenser » les émissions, notamment en faisant pousser des arbres pour stocker le carbone. C’est sur ce point que des associations écologistes s’insurgent face aux conséquences sociales et environnementales d’un grand nombre de projets de ce type.

La compensation carbone, un phénomène qui concourt à l’accaparement des terres au niveau mondial

L’accaparement des terres est le nom donné au phénomène d’investissement direct dans les terres agricoles ces 20 dernières années. Il désigne des acquisitions de terres agricoles de très grande envergure, un peu partout dans le monde, mais en particulier en Afrique sub-saharienne, en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud, en Europe de l’Est, etc.[4]On définit généralement le phénomène actuel comme « le transfert de l’usage, du contrôle ou de la propriété de la terre via la vente, le prêt ou la concession d’une surface supérieure à 200 hectares à un investisseur étranger » ou le « contrôle de grandes quantités de terres … Continuer de lire Des centaines de transactions récentes en matière d’accaparement des terres ont été recensées. Elles concerneraient au total des surfaces agricoles de plusieurs dizaines de millions d’hectares, au détriment des populations qui vivaient sur ces terres. Les motivations à l’origine des accaparements de terres récents sont multiples, mais certains de ces investissements fonciers résultent de stratégies d'atténuation du changement climatique : en effet, selon une publication récente de l’asbl FIAN (FIAN, 2022), de nombreux acteurs publics et privés acquièrent des terres sur lesquelles ils financent des projets de conservation ou de compensation carbone. OXFAM, dans un récent rapport, fait le constat suivant : « De nombreux gouvernements et entreprises adoptent des objectifs climatiques ‘‘zéro émission nette’’ face à l’urgence de la crise climatique. Mais sans définition claire, ces objectifs risquent de reposer sur l’utilisation de vastes étendues de terres dans les pays à faible revenu pour capturer les émissions de carbone et éviter ainsi aux plus grands émetteurs de réduire considérablement leurs propres émissions. L’objectif ‘‘zéro émission nette’’ (…) pourrait également entraîner une flambée de la demande en terres qui, si elle n’est pas assortie de garanties, risquerait d’exacerber la faim et d’alimenter les inégalités foncières ». Ainsi, relève un article de Sciences et Avenir, « En 2020, la Suisse a signé un accord de compensation carbone avec le Ghana, comptant sur l’outil pour remplir son engagement de réduire de moitié ses émissions de gaz à effet de serre dès 2030. Hôtes de la COP 28, les Emirats arabes unis ont fait de même avec le Libéria. L’état gazier parmi les plus pollueurs au monde compte ainsi sur la forêt africaine pour compenser ses émissions plutôt que d’envisager de sortir des énergies fossiles qui font sa fortune » (Chauveau, 2023).

Or, OXFAM a calculé qu’il est mathématiquement impossible de planter suffisamment d’arbres pour atteindre les objectifs zéro émission nette cumulés annoncés par les gouvernements et les entreprises, car il n’y a tout simplement pas assez de terres (OXFAM, 2021, p. 2). En effet, « la superficie totale requise pour stocker le carbone pourrait être cinq fois supérieure à la superficie de l’Inde, soit l’équivalent de la totalité des terres cultivées sur la planète. (…) Les plans de l’UE s’appuient sur les forêts et la nature pour absorber 225 millions de tonnes équivalent CO2, ce qui nécessiterait jusqu’à 90 millions d’hectares si les pays de l’Union s’en remettaient uniquement à la reforestation pour atteindre cet objectif. Oxfam a analysé les objectifs zéro émission nette des quatre plus grandes entreprises productrices de pétrole et de gaz (…). À eux seuls, leurs plans pourraient nécessiter une superficie deux fois supérieure à celle du Royaume-Uni. Si l’ensemble du secteur du pétrole et du gaz adoptait des objectifs similaires, cela nécessiterait des terres d’une superficie avoisinant la moitié de celle des États-Unis, soit un tiers des terres arables dans le monde. Il est fort probable que l’explosion des engagements ‘‘zéro émission nette’’ provoque une nouvelle flambée de la demande en terres, surtout dans les pays à revenu faible et intermédiaire, ce qui pourrait entraîner des déplacements de masse et une faim aiguë. En Inde, par exemple, des terres traditionnelles ont été réquisitionnées aux fins de boisement et les communautés qui exploitaient légalement ces terres ont été expulsées de force et laissées sans abri » (OXFAM, 2021, p. 7).

Il est mathématiquement impossible de planter suffisamment d’arbres pour atteindre les objectifs zéro émission nette cumulés annoncés par les gouvernements et les entreprises, car il n’y a tout simplement pas assez de terres

Coupler « zéro émission » et « zéro faim »

Pourtant, selon OXFAM, nous pourrions lutter simultanément contre le changement climatique et contre la faim si nous modifiions radicalement nos modes d’exploitation des terres et nos modes agricoles. Plusieurs mesures sont préconisées. Parmi celles-ci, la préservation des forêts, essentielle pour atténuer le changement climatique : améliorer la séquestration du carbone par les forêts requiert de protéger les forêts naturelles existantes, de restaurer les forêts dégradées et de mieux gérer les forêts. Exemple-type de ce qu’il ne faudrait pas faire (et qui n’est que trop fait) : le reboisement au moyen de plantations d’arbres à grande échelle avec des monocultures à croissance rapide qui pose tous les problèmes inhérents à l’agriculture intensive riche en intrants[5]Désigne principalement les engrais et produits phytosanitaires (pesticides, insecticides,…). et ses conséquences sur la biodiversité, la demande en eau et les droits fonciers. À l’inverse, le renforcement des droits fonciers permettrait de réduire la déforestation, les terres appartenant aux peuples autochtones étant mieux préservées. Les pratiques agricoles et de pâturage plus écologiques, telles que les cultures de couverture[6]Semis de plantes permettant de ne jamais laisser le sol nu., la rotation des cultures, la réduction du travail du sol, l’amélioration de la gestion de l’eau et des nutriments, l’amélioration des variétés d’herbe sur les pâturages, etc. peuvent réduire la dégradation des sols et séquestrer du carbone dans le sol, tout en maintenant une bonne productivité agricole. L’agroforesterie[7]Mode d’exploitation des terres agricoles associant des arbres et des cultures ou de l’élevage, présentant des avantages considérables, notamment dans la conservation des sols. peut également contribuer à une meilleure séquestration du carbone dans les cultures et les pâturages, tout en améliorant la qualité des sols et les rendements (OXFAM, 2021). Toutefois, toutes ces mesures nécessitent un changement de paradigme économique et culturel radical, incompatible avec la poursuite de la croissance et d’un fonctionnement économique prédateur et spoliateur.

Conclusions

Rappelons que les objectifs de l’Accord de Paris[8]Traité international sur les changements climatiques conclu en 2016. visent une réduction de près de moitié des émissions de GES d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990, et des émissions nettes nulles en 2050. Seule une réduction immédiate des milliards de tonnes de carbone que ces pays et entreprises rejettent chaque jour dans l’atmosphère pourrait donc concourir à atténuer les changements climatiques. L’objectif fixé par l’Accord de Paris pour 2050 signifie qu’il faudra « compenser » les émissions qui ne peuvent être évitées (puisque, par nature, toutes ne pourront pas l’être) en stockant le CO2. À ce jour, le stockage du carbone repose presque exclusivement sur des solutions basées sur la nature ou le foncier. La poursuite d’une activité économique intense (a fortiori en croissance) génératrice de fortes émissions de GES nécessiterait d’accaparer la totalité des terres arables pour mettre en place de tels projets de compensation. Alors qu’il existe des solutions en matière d’atténuation qui ne portent pas atteinte à la sécurité alimentaire, telles que l’agroforesterie et les approches agroécologiques (des solutions qui devraient évidemment être généralisées pour gagner en efficacité), la voie actuellement privilégiée que constitue le stockage du carbone à grande échelle via la conversion de terres en monocultures forestières entre en conflit direct avec la sécurité alimentaire, l’autonomie alimentaire, l’autonomie politique et les droits fonciers des populations.

En tant que citoyen·ne·s et consommateur·trice·s, ne soyons naïf·ve·s ni par rapport à la réalité des engagements écologiques internationaux ni par rapport aux stratégies de compensation que nous vendent les professionnels du marketing : opter pour un trajet, une livraison, un café ou un fromage soi-disant « neutres en carbone » revient à s’acheter une conscience et à cautionner le greenwashing économique et politique, là où des choix de vie alternatifs et des actions de résistance politiques et citoyennes concertées et massives permettraient à l’inverse de construire de nouveaux possibles[9]Ce 21 septembre 2023, les Etats membres de l'UE se d’ailleurs sont mis d'accord sur une législation qui devrait interdire à l’avenir les allégations d'impact environnemental neutre ou positif fondées uniquement sur la compensation des émissions carbone (Géo, 2023).

Références

Références
1 Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est un organisme intergouvernemental chargé d'évaluer l'ampleur, les causes et les conséquences du changement climatique en cours.
2 C’est-à-dire sans rien changer à nos modes et niveaux de production et de consommation.
3  Ensemble des techniques qui visent à manipuler et modifier le climat et l'environnement de la Terre à l’échelle globale, par exemple en limitant le rayonnement solaire (par exemple via des miroirs réfléchissants), en refroidissant l’atmosphère (par exemple via l’envoi massif de particules de soufre dans l’atmosphère), en captant et en enfouissant le CO2, etc. Il va sans dire que la géo-ingénierie divise la communauté scientifique.
4 On définit généralement le phénomène actuel comme « le transfert de l’usage, du contrôle ou de la propriété de la terre via la vente, le prêt ou la concession d’une surface supérieure à 200 hectares à un investisseur étranger » ou le « contrôle de grandes quantités de terres à des fins de spéculation et de contrôle des ressources » : Coordination européenne Via Campesina (ECVC), 2022.
5 Désigne principalement les engrais et produits phytosanitaires (pesticides, insecticides,…).
6 Semis de plantes permettant de ne jamais laisser le sol nu.
7 Mode d’exploitation des terres agricoles associant des arbres et des cultures ou de l’élevage, présentant des avantages considérables, notamment dans la conservation des sols.
8 Traité international sur les changements climatiques conclu en 2016.
9 Ce 21 septembre 2023, les Etats membres de l'UE se d’ailleurs sont mis d'accord sur une législation qui devrait interdire à l’avenir les allégations d'impact environnemental neutre ou positif fondées uniquement sur la compensation des émissions carbone (Géo, 2023).

Bibliographie

L'analyse en PDF

Retrouvez cette analyse dans le FOCUS 2023-2024, la revue de la FUCID, disponible en ligne et en format papier (gratuitement à la demande).
L'analyse est disponible en format PDF téléchargeable en cliquant ici.