Engagez-vous ! Une injonction paradoxale

par Jacques Ion
Sociologue et directeur honoraire de recherche au CNRS

C’est un flot continu : depuis quelques années, les appels à l’engagement ne cessent de se multiplier, émanant de sources très diverses. Dans la suite de son livre « Indignez-vous » Stéphane Hessel a publié en 2011 avec Gilles Vanderpooten un petit opuscule intitulé sans détour : « Engagez-vous ! » destiné aux « jeunes générations ». Depuis, cet appel a été de fait relayé par de multiples institutions, publiques ou privée, principalement en direction des jeunes, mais pas seulement. C’est le cas de collectivités territoriales, qui par exemple organisent des journées de l’engagement dans des lieux publics. C’est le cas de grandes fédérations associatives : ainsi France-bénévolat lance des appels par affichettes dans les transports en commun de plusieurs grandes villes. C’est surtout le cas de nombre d’organismes d’enseignement supérieur : universités, mais surtout grandes écoles (notamment écoles d’ingénieurs ou écoles de commerce) qui créditent les étudiants qui s’engagent de points supplémentaires pour leur examen, voire rendent obligatoire dans le cursus la participation à des activités dites « civiques ». Cette même exhortation peut être également le fait de grandes entreprises encourageant leurs salariés à s’engager dans des activités associatives, notamment dans le secteur humanitaire. On relève aussi que des cabinets de conseil, des structures publiques d’aide à l’emploi conseillent même parfois aux chômeurs de mentionner leurs expériences associatives dans leurs C.V de candidature.

Il s’agit donc bien là non pas de quelques appels isolés mais bien d’un phénomène de grande ampleur. Et ce phénomène est tout à fait nouveau, s’agissant d’appels sans destination précise indiquée (à la différence par exemple d’incitation à l’engagement clérical ou militaire). Sauf dans les régimes totalitaires où ce genre d’appel renvoie à de sinistres souvenirs, il relevait alors de la sphère privée, soit familiale, soit des réseaux d’interconnaissance liés au monde syndicalo-politique ou aux milieux de l’éducation populaire. Aujourd’hui, ce sont les pouvoirs publics et des acteurs économiques qui se mobilisent publiquement pour inciter les individus, notamment donc les jeunes, à s’engager.

Pourquoi cette injonction ? Si on en croit leurs promoteurs, elle surgirait sur le constat d’une désaffection généralisée vis à vis de la chose publique, d’une baisse tendancielle du militantisme, d’un repli de l’individu sur sa sphère privée... Bref, on connaît la chanson : il s’agit là d’une litanie argumentative dont le refrain est connu : nous serions de plus en plus individualistes ! S’y ajoute parfois, sur fond de « dégagisme », une certaine valorisation de la « société civile », perçue comme contre-pouvoir aux formes d’organisations étatiques et lieu favorable à une propédeutique de l’ainsi nommé « vivre ensemble ». Il s’agirait donc de ré-insuffler du collectif quand le repli sur soi serait la tendance générale.

Or on sait que cette vieille antienne sur la montée de l’individualisme et le chacun pour soi à qui mieux mieux est complètement erronée, ne se fonde sur aucune observation sérieuse de ce qui se passe dans la réalité[1]. Tous les indicateurs disent même le contraire : jamais le nombre d’associations n’a été aussi élevé, jamais la participation à des groupements volontaires n’a été aussi forte, avec notamment depuis deux décennies un nombre de femmes de plus en plus grand à participer à la chose publique. Bref, si l’on excepte la stagnation des adhésions dans les syndicats de salariés et dans les partis politiques, jamais les individus n’ont été aussi nombreux à participer à des activités collectives bénévoles.

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Notes

[1] Sur ce point, voir nos ouvrages : S’engager dans une société d’individus, Armand Colin, 2012 et En finir avec l’intérêt général. L’expression démocratique au temps des égo, Ed. du Croquant, 2018.

Alors pourquoi ces initiatives réitérées ? On peut croire à la bonne foi de ceux-là qui tentent de raviver un goût pour la chose publique qui n’a pas disparu mais qu’ils ne reconnaissent pas dans l’effervescence des divers mouvements collectifs qui se déroulent pourtant sous leurs yeux. C’est par exemple le fait de nombreux élus, souvent entrés eux-mêmes en politique via l’activité syndicale ou/et associative. Ceux-là sont souvent les mêmes qui ne voient point combien de nouvelles modalités d’engagement font aujourd’hui florès, et donc persistent à chercher des modes d’entrée dans la vie et le débat publics analogues à ceux de leur propre jeunesse.

Alors rien d’étonnant dans ce cas si ces appels ont peu de succès. Ils réussissent à recruter souvent des convaincus déjà pratiquants ou des retraités en quête de nouvelles relations après la disparition des sociabilités de travail ou soucieux de prolonger l’exercice de leurs compétences professionnelles dans des activités bénévoles. S’agissant des jeunes qui sont les plus visés, ces injonctions en provenance des adultes ou/et des pouvoirs publics s’avèrent presque toujours contradictoires avec la tendance forte chez les moins de trente ans à précisément s’associer indépendamment des structures existantes et à l’écart des aînés. L’appel est souvent perçu comme une sorte de tentative d’encadrement. D’autant que, dans ces appels, ce sont toujours des structures existantes reconnues, ayant en quelque sorte pignon sur rue, qu’il faudrait rejoindre et renforcer. Les mobilisations spontanées ne sont guère considérées comme pouvant relever de cette injonction. Il n’y est guère question d’aller dans des manifs ou à plus forte raison dans des ZAD[2] ! Ce type d’engagement est de fait considéré curieusement comme hors champ quand il n’est pas combattu. Bref, il y aurait de « bons » et de « mauvais » engagements. Donc le soupçon d’encadrement n’est pas tout à fait une vue de l’esprit de la part de ceux-là, notamment les jeunes, qui restent apparemment à l’écart de ces exhortations.

Que penser ensuite de ces injonctions en provenance, non plus des élus ou des notables associatifs, mais des agents en charge de l’insertion économique. Plus que les précédentes encore, elles visent presque toujours à inciter à rejoindre des organisations bien connues et structurées. Pour une part, notamment s’agissant des grandes écoles de commerce, difficile de croire qu’ils seraient soudainement frappés de civisme ! On peut plutôt y lire la recherche d’une sorte de « supplément d’âme » de la part d’institutions perçues comme formant des dirigeants d’entreprises généralement plus soucieuses de rentabilité que de participation au bien public. Mais cet effet recherché d’une meilleure image ne suffit pas à tout expliquer. Une démarche pédagogique n’est pas à exclure. Tout autant l’idée d’une diversification des compétences des cadres d’entreprise ou du secteur public que celle de la valorisation des qualités supposées correspondre à l’activité managériale dans le monde contemporain ne sont sans doute pas absentes de telles initiatives. Par cette diversification des pratiques, serait favorisée l’adaptabilité à des tâches diverses et donc encouragée la plasticité des savoir-faire. D’autre part et simultanément il s’agirait de développer les capacités à prendre quelques risques, à s’adapter à la diversité des situations, à devenir autonome et responsable. Dans un univers en constante transformation, la formation ne saurait être seulement technique et le savoir-être en situation devient une valeur aussi importante que le savoir-faire, la capacité d’initiative aussi nécessaire que la maîtrise de connaissances. Autonomie, réactivité, flexibilité, mobilisation personnelle sont quelques-unes des qualités nécessaires au travail dans les organisations d’aujourd’hui. D’ailleurs n’est-il pas recommandé de complètement s’engager dans son activité professionnelle ! Que l’on soit créateur de start-up ou simple employé salarié !

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[2] Zone à défendre : mouvement d’occupation militante

Payer de sa personne dans l’entreprise ou une administration, c’est ainsi s’engager en tant qu’individu : s’impliquer. Il y a donc une grande proximité entre la figure du militant d’aujourd’hui, non plus soldat anonyme dévoué à l’organisation mais davantage prompt à faire entendre sa propre voix, et celle du travailleur contemporain, qu’il soit auto-entrepreneur à tous risques ou salarié flexible à coup sûr. Dans nos propres enquêtes sur les nouveaux collectifs de jeunes, on relève que nombre d’associations – déclarées ou non – composées notamment de pratiquants d’activités artistiques, expérimentent d’ailleurs dans ces groupements, souvent éphémères, une sorte de propédeutique à l’activité professionnelle. Plus généralement, Pierre Michel Menger a depuis de nombreuses années souligné combien le modèle du travail créatif, flexible et intermittent, tendait à devenir en quelque sorte le modèle de la condition salariée en économie capitaliste[3]. Bref, le voisinage est parfois très grand entre les modalités concrètes de formes militantes et celles requises dans l’activité de travail par le management néo-libéral.

Avant de s’en étonner, voire de s’en plaindre, il convient d’abord de relever que ces modalités concrètes relèvent du long processus d’individuation, commencé il y a plus de deux siècles dans les pays occidentaux, détachant le dit individu de ses collectifs d’appartenance (rappelons que la généralisation du terme « individu » va de pair avec celle du terme « société ») et qui s’est brusquement accéléré  depuis les années soixante, transformant peu à peu la définition sociale de cet individu et ré-organisant toutes les institutions autour de cette nouvelle entité. La force de travail interchangeable cède la place au travailleur individualisé comme l’ayant-droit anonyme de la redistribution sociale cède devant la personne concrète. Le chômeur, comme le pauvre, sont présentement sommés de définir un projet personnel. Le je singulier s’impose partout au détriment du je anonyme. Faute d’être défini par ses appartenances (géographique, professionnelle, familiale, etc.) l’individu doit donc construire sa propre identité et c’est principalement à travers les épreuves et les expériences de la vie quotidienne qu’il le fait. S’impliquer devient donc quasiment une norme du monde social aujourd’hui. Finalement, les incitations répétées à l’engagement ne font ainsi que s’inscrire dans ce processus.

Il serait donc absurde de les condamner sous prétexte qu’elles contribueraient à former des jeunes adultes conformes aux intérêts du capitalisme. Comme il aurait été absurde de combattre les Lumières parce qu’elles érigeaient en modèle la figure d’un individu autonome et rationnel débarrassé des églises, des ordres et du patriarcat en même temps que se développait, hors des corporations, la réalité du salarié libre de vendre sa force de travail. L’individuation a deux facettes : émancipation et asservissement. De Robert Castel on a retenu la figure du désaffilié perdu dans le monde moderne et on a oublié que cette figure a d’abord été celle de Tristan et Iseut, libres de pouvoir s’aimer hors de leurs contraintes d’appartenance[4]. L’exploitation, l’ubérisation ne sont pas l’horizon obligatoire de l’injonction à se prendre en charge et à s’insérer dans des réseaux horizontaux. D’autres façons de coopérer se dessinent, y compris dans le monde économique, qui tout à la fois satisfont ce réel besoin d’autonomie et l’inscrivent dans des relations partagées avec des pairs.

L’engagement ne se décrète pas. Aujourd’hui moins qu’hier. D’ailleurs hier les appartenances, les liens primaires incitaient de fait, sans injonction, à continuer le chemin, celui de la famille, de la classe sociale ou du quartier (c’était d’ailleurs souvent le même). C’est dans ces liens que naissait ou non l’impératif de l’engagement. D’autres liens, davantage horizontaux, prennent aujourd’hui beaucoup plus d’importance. Ce sont eux qui, différemment certes, incitent présentement à s’engager. Indépendamment de toute injonction extérieure.

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[3] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, 2003.

[4] Robert Castel, « Le roman de la désaffiliation : A propos de Tristan et Iseut », Le Débat, 1990/4, n°61, pp.155-167

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