Enseignement supérieur, recherche universitaire, savoirs académiques... (Pas assez) neutres, ou (pas assez) engagés?
par Valérie Tilman
Chargée de projets à la FUCID
De nombreux·ses étudiant·e·s, dont certain·e·s parmi celles et ceux que nous avons l’occasion de rencontrer à la FUCID, déplorent les positionnements parfois timides ou consensuels, voire les silences des institutions académiques par rapport à des débats sensibles ou des enjeux majeurs en lien avec l’actualité (crises écologiques, conflits, etc.). En France ou aux États-Unis, certaines personnalités politiques ou médiatiques regrettent au contraire les positionnements jugés trop progressistes d’institutions académiques : en témoignent les débats autour de positions qualifiées d’« islamo-gauchiste »[1]« Néologisme désignant une proximité supposée entre des idéologies, personnalités ou partis de gauche et les milieux musulmans, voire islamistes. En France, il est popularisé notamment par l’extrême droite. La pertinence du terme est contestée », Wikipédia, « islamo-gauchisme ». ou de « wokiste »[2]Selon le dictionnaire Robert, le « wokisme » est un courant de pensée d’origine américaine qui dénonce les injustices et discriminations subies par les minorités. Comme le précise le philosophe E. Delruelle (2024) : le « wokisme » reste à ce jour un signifiant vide dont on ne sait … Continuer de lire au sein de certaines facultés. Ces observations nous mènent aux questions suivantes : l’enseignement supérieur est-il et/ou doit-il être « neutre », et que signifierait ce qualificatif ? Est-il et/ou peut-il être engagé dans la défense de certaines causes, et si oui lesquelles et dans quelle mesure ? Comment les institutions académiques concilient-elles les trois idéaux que constituent la liberté académique, la neutralité et l’engagement ? Pour répondre à ces questions, cette étude interrogera l’indépendance et l’autonomie des institutions académiques, reviendra sur la problématique classique de la supposée « neutralité de la science » et approfondira quelques controverses contemporaines en lien avec cette notion questionnable de neutralité, dont certaines portant sur des questions d’interculturalité.
La liberté académique fait l’objet de préoccupations croissantes quant aux menaces qui pèseraient sur elle dans de nombreux États : selon une étude internationale, de nombreuses universités subiraient des baisses chroniques, voire massives de budgets et diverses restrictions, des suppressions de postes et de domaines de recherche, ainsi qu’une censure sur des sujets jugés politiquement sensibles.
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Contexte et définitions
Neutralité, liberté académique, engagement : trois principes au cœur de l’enseignement supérieur
Il n’est pas rare que des citoyen·ne·s expriment, au sujet des institutions académiques, des préoccupations en lien avec un certain idéal de neutralité : par exemple, les recherches, les pratiques scientifiques, les savoirs qu’elles produisent et qu’elles dispensent à travers leurs enseignements, ou encore les expert·e·s qui en sont issu·e·s peuvent-ils·elles être considéré·e·s comme neutres ? Au niveau de leurs missions, de leur fonctionnement, ces institutions sont-elles suffisamment indépendantes des diktats politiques, économiques, idéologiques, etc. ?
Un nombre croissant de scientifiques et d’étudiant·e·s se soucient par ailleurs de l’engagement de leur institution par rapport aux enjeux de société : ces institutions intègrent-elles suffisamment dans leurs missions les enjeux et défis de notre époque ? Pourquoi certains enjeux retiennent-ils davantage leur attention, tandis que d’autres semblent laissés dans l’ombre ?
Enfin, que nous soyons membres d’institutions académiques ou observateur·trice·s extérieur·e·s, nous pourrions nous demander comment les exigences d’indépendance et d’objectivité scientifique peuvent être conciliées avec la défense ou la promotion de certaines valeurs. Ou encore, sachant que l’enseignement supérieur repose sur le principe de liberté académique, comment ce principe peut-il être concilié avec celui de neutralité ?
C’est à ces différentes questions que nous tenterons d’offrir quelques éléments de réponse dans cette étude. Pour ce faire, une définition préalable de la notion de liberté académique et de l’acception précise du terme « neutralité »
retenue dans le cadre de cette étude est requise. Commençons par cette dernière.
« Neutre », si l’on s’en tient à la définition des dictionnaires, signifie « ni l’un ni l’autre ». Être neutre, c’est s’abstenir de prendre part ou parti, de s’engager d’un côté ou de l’autre ; c’est adopter une attitude de réserve ou d’abstention, quelle qu’en soit la raison (par souci d’objectivité, par crainte, désintérêt, etc.). Cependant, dans une acception plus positive, la neutralité, c’est aussi l’ouverture, la tolérance ; c’est permettre l’expression de conceptions différentes dans un esprit de libre discussion et de confrontation d’opinions. C’est en ce second sens que doit être compris le principe de neutralité dans l’enseignement en Belgique (Décrets dits « neutralité »,
1994 et 2003).
Dans cette étude, ce sont trois problématiques liées à trois acceptions bien spécifiques du terme « neutralité » qui seront explorées : la question de la « neutralité » (que nous distinguerons de l’objectivité) des savoirs scientifiques et de leur enseignement ; celle de la « neutralité »/indépendance/autonomie des institutions académiques, qui constitue une des conditions de possibilité de la recherche d’objectivité, et celle de la « neutralité »/non-discrimination des institutions à l’égard des membres de la communauté universitaire, personnel et étudiant·e·s.
Qu’en est-il par ailleurs du principe de liberté académique[3]Sur cette notion de liberté académique et son articulation avec la neutralité de l’enseignement, voir les travaux de X. Delgrange (2020). ? Pour pouvoir mener à bien leurs missions de recherche et d’enseignement, le travail mené dans les universités et hautes écoles repose sur le principe de liberté académique de recherche, d’enseignement et d’expression. Ce principe répond à la préoccupation de rendre ces missions indépendantes d’injonctions philosophiques, religieuses ou politiques. Dans ce même esprit, en milieu universitaire, il n’existe pas d’inspection, ni de programme ou de référentiel dans l’élaboration des cours.
La liberté académique n’est pas la liberté de dire tout, ni celle de dire n’importe quoi : certains propos (par exemple racistes) sont contraires à la loi et le restent évidemment dans l’enceinte universitaire, et l’objectif des enseignant·e·s reste bien d’enseigner des théories avec la rigueur scientifique requise, et non de prêcher ou de militer.
La liberté académique procède, selon le juriste Olivier Beaud, du « droit de l’humanité à poursuivre quelque part la recherche de la vérité sans contrainte » (cité par Delgrange, 2020). Comme l’énonçait le philosophe Paul Ricoeur : « La liberté académique est définie positivement par la responsabilité à l’égard du savoir. Le droit de contestation des étudiant·e·s, la liberté d’expression des professeur·e·s dans l’exercice de l’enseignement, l’autonomie pédagogique, administrative et financière de l’université, ne sont que des expressions et des organes de cette responsabilité des un·e·s et des autres à l’égard du savoir » (cité par Delgrange, 2020).
Le principe de liberté académique est énoncé dans plusieurs textes internationaux. L’UNESCO le définit comme la liberté des chercheur·se·s, enseignant·e·s et étudiant·e·s de mener leurs activités universitaires dans le cadre de règles éthiques établies par la communauté universitaire, sans pression extérieure (UNESCO, 1997). Cette liberté implique la libre communication des résultats, des hypothèses et des opinions, seule à même de garantir l’exactitude et l’objectivité des résultats scientifiques.
En Belgique, l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur (ARES) lie la liberté académique avec l’autonomie institutionnelle et la responsabilité sociale, trois principes reconnus par l’UNESCO comme valeurs universelles de l’enseignement supérieur. Le principe d’autonomie institutionnelle correspond au « degré nécessaire d’indépendance à l’encontre de toute intervention extérieure que nécessitent les établissements d’enseignement supérieur (…) ». Le principe de responsabilité sociale invite les universités à intégrer l’éthique dans la formation des étudiant·e·s et notamment à susciter chez eux·elles l’éveil aux implications éthiques de leurs actes sur la société (ARES).
Malgré sa reconnaissance au niveau international, la liberté académique fait l’objet de préoccupations croissantes quant aux menaces qui pèseraient sur elle dans de nombreux États : selon une étude internationale (Academic Freedom Index), de nombreuses universités subiraient des baisses chroniques, voire massives de budgets et diverses restrictions, des suppressions de postes et de domaines de recherche, ainsi qu’une censure sur des sujets jugés politiquement sensibles. Si la Chine, la Russie, l’Inde sont classiquement pointées du doigt en la matière, c’est également le cas des États-Unis où, si l’on en croit les grands médias belges, les universités seraient sommées, depuis l’accession de Donald Trump à la présidence, de mettre fin à certains programmes progressistes ou favorables à la diversité, l’équité, l’inclusion et l’accessibilité. Les États européens, à l’exception de la Pologne et de la Hongrie, feraient quant à eux, selon cette même étude, figure de bons élèves.
Notre propos ici ne sera pas de formuler un jugement sur la situation des autres pays, mais de nous intéresser à notre niveau de liberté académique, en Belgique, particulièrement sur les questions qui divisent, puisque c’est sur ce type de questions, plus encore que sur celles qui font consensus, que ce niveau de liberté peut être apprécié.
Un des axes de cette étude portera donc sur la question de savoir quel est le degré d’autonomie réel des universités et universitaires dans la définition des thématiques de recherches, la production des savoirs et la libre expression des résultats, analyses et hypothèses. Mais avant d’en venir à ce point, il importe de commencer par le commencement en rappelant quelques enseignements de la philosophie des sciences sur les liens entre sciences et neutralité. Pour introduire ce point, nous ferons un bref détour par la question de la neutralité journalistique, plus familière à tout un chacun, afin d’établir un parallèle avec l’activité scientifique.
La neutralité en question
Si le travail de journalisme ou d’enquête est distinct de celui de la recherche scientifique, certaines attentes de la société à l’égard des professionnel·le·s de ces secteurs les rapprochent : on attend d’eux un certain « devoir de vérité » et une certaine exigence de « neutralité ». Concentrons-nous sur la seconde.
Comme l’explique la journaliste Salomé Saqué, on réclame souvent des journalistes de « s’en tenir aux faits » et de se limiter à rapporter les différents points de vue, thèses et opinions en présence. Mais chaque personne est située, et chaque vision comporte des biais. Le·la journaliste doit rendre intelligible un réel complexe. Pour ce faire, il·elle va inévitablement opérer une sélection parmi les événements : il retiendra ceux auxquels il a accès, ceux qu’il appréhende le mieux, etc. Chaque information médiatique est d’ailleurs le résultat d’un choix de sujet ; elle est traitée selon un certain angle et présentée à travers un certain langage. Aucun·e journaliste ne peut donc être neutre. La qualité d’un·e journaliste ne réside pas dans sa « neutralité », mais dans certaines qualités : honnêteté intellectuelle (ne pas déformer sciemment les faits et les prises de position), véracité, exactitude, transparence (sans mettre ses sources en danger), esprit critique, etc. Il n’est dès lors pas fondé de faire la distinction entre journaliste neutre et journaliste engagé·e. Un·e journaliste considéré·e comme neutre fait aussi des choix, conscients ou inconscients, dans les informations transmises. Il émettra lui aussi, consciemment ou non, des jugements moraux. Mais il le fera d’une façon conforme au consensus social. À l’inverse, un·e journaliste sera plus volontiers présenté·e comme engagé·e, militant·e, non neutre, lorsque, abordant des sujets plus clivants, il fournira des informations ou émettra des jugements qui ne vont pas dans le sens de ceux qui le qualifient de « non neutre » (Saqué, 2022).
La neutralité journalistique est d’autant plus illusoire que les détenteurs des médias, qu’ils soient publics ou privés, sont, eux aussi, porteurs d’intérêts et de valeurs. Par exemple, en Belgique, de nombreux magazines et journaux sont aux mains de quelques familles fortunées ; il en va de même en France, comme le montre une recherche du Monde diplomatique qui met au jour les détenteurs, actionnaires et décideurs issus de grands groupes ou de grandes fortunes des principaux médias français (Monde diplomatique, 2023). Il serait naïf de penser que les médias, qui constituent des outils privilégiés de propagande politique, économique, culturelle et idéologique, même lorsque cela se traduit de façon plus ou moins diffuse, intelligente et nuancée, ne reflètent pas les valeurs et intérêts de leurs détenteurs. Il en découle l’intérêt d’avoir une presse diversifiée, sujet qui mériterait d’être davantage exploré.
Ces remarques étant faites, qu’en est-il dans le monde de la recherche et de la publication d’informations scientifiques ?
La neutralité « scientifique » en question
Le savoir scientifique est-il neutre ? Pour répondre à cette question, il importe de clarifier la notion de science(s).
La science, au sens premier, désigne la somme des connaissances. On l’oppose souvent à l’opinion, la croyance, la fiction, le mythe, etc. Le but qu’on lui assigne est de comprendre et d’expliquer le monde et ses phénomènes. Certain·e·s la définissent comme un effort soutenu pour créer un savoir « en adéquation » avec le monde, ce qui la distingue d’activités qui auraient d’autres finalités, telles que la poésie, la religion, le mythe, etc.
Mais qu’en est-il de la définition de la notion de science au sens institutionnel ? Au-delà du fait qu’elle est liée à la rationalité logique, il n’existe pas de définition consensuelle de la science, ni de critère commun à toutes les sciences, ou de méthode scientifique identique pour toutes les sciences. On pourrait être tenté de définir la science comme une croyance vraie, mais ce serait une erreur : toute connaissance scientifique n’est pas nécessairement vraie. La fausseté d’une connaissance est susceptible d’être démontrée à un certain moment : c’est ce qu’enseigne l’histoire des sciences. On observe par ailleurs que la science évolue sans cesse, parfois de manière discontinue (en cas de révolution scientifique). Une théorie scientifique est donc considérée comme vraie, non pas définitivement, mais jusqu’à preuve du contraire : les sciences progressent par « approfondissement et rature », comme l’explique le philosophe Jean Cavaillès. La science est souvent définie comme une connaissance qui s’appuie sur des données probantes, mais cela n’est pas un gage absolu de vérité. En effet, quelle que soit la manière de produire du savoir, des biais sont possibles (par exemple des données faussées ou mal interprétées). Dans les sciences expérimentales, humaines ou sociales, on ne peut jamais totalement exclure de tomber un jour sur un contre-exemple. On pourrait donc définir la science, à l’instar du philosophe des sciences Olivier Sartenaer (2022), comme « toute entreprise dont la vocation est l’identification et l’élimination des possibilités de se tromper ». Ou encore, comme l’exposent avec clarté les juristes Serge Gutwirth et Jenneke Christiaens (2015) : « Ce qui fait le propre des sciences, c’est qu’il s’agit toujours de pratiques collectives qui visent à produire des connaissances robustes, fiables, rectifiées et rectifiables. La connaissance produite est supposée correspondre le plus fidèlement possible à ce que son objet permet d’en dire. Les propositions scientifiques acquièrent leur robustesse, leur fiabilité et leur validité grâce aux collègues compétent·es qui contestent, suscitent des controverses, entreprennent de refaire la recherche, proposent des interprétations différentes, détruisent une théorie, et ce jusqu’à ce qu’une stabilité soit atteinte (rejet ou acceptation). Cette stabilité est par définition temporaire. »
On pourrait donc définir la science, à l’instar du philosophe des sciences Olivier Sartenaer, comme « toute entreprise dont la vocation est l’identification et l’élimination des possibilités de se tromper ».
On distingue souvent sciences exactes, sciences physico-chimiques et expérimentales, et sciences humaines et sociales, mais il existe d’autres découpages, et les limites sont parfois floues entre ces catégories. Certain·e·s restreignent les sciences exactes aux seules sciences de la logique, des mathématiques ou des sciences mathématisées. Les sciences physico-chimiques et expérimentales désignent les sciences de la nature et de la matière, la biologie, la médecine, etc. Les sciences humaines et sociales concernent l’être humain, son histoire, son comportement, la langue, le social, le psychologique, le politique (économie, géographie, histoire, philosophie, etc.). Contrairement aux idées reçues, dans les sciences humaines et sociales aussi, on applique des méthodes scientifiques : on construit des théories et on cherche à tester leur validité empirique. On y applique même parfois des méthodes issues des sciences exactes. Toutefois, il n’y a pas, dans ces disciplines, de précision absolue des résultats (par exemple, en économie, les modèles théoriques sont – au mieux – valables uniquement dans un contexte donné) et l’influence de la subjectivité, du point de vue de l’observateur peut sembler plus manifeste que dans les sciences physico-chimiques et expérimentales. Mais ces sciences humaines et sociales n’en restent pas moins des discours qui tentent de décrire le monde de façon la plus authentique possible. Pour marquer la distinction entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, les médias et les politiques utilisent souvent l’épouvantail des « pseudo-sciences ». La ligne de démarcation n’est pourtant pas toujours très nette entre science et pseudo-sciences. Entre les deux, il existe en effet une « zone grise », composée de disciplines qu’il est difficile de classer strictement d’un côté ou de l’autre. Certaines disciplines évolueraient en partie vers le statut de disciplines scientifiques (c’est le cas, par exemple, de la psychologie). Pour déterminer le caractère scientifique d’une discipline, il existe, comme le rappelle Olivier Sartenaer (2020), des indicateurs qui permettraient d’évaluer le degré de scientificité des disciplines envisagées : par exemple la falsifiabilité (une théorie est falsifiable ou réfutable si elle peut être contredite par des observations possibles), la reproductibilité (si possible des méthodes, mais surtout des résultats), l’aspect cumulatif (le caractère cumulatif de la science permet de progresser dans la connaissance) ou la fécondité d’une théorie (est dite féconde une théorie qui peut produire de nombreux résultats, d’où sort logiquement un grand nombre de conséquences), etc.
Comme le fait remarquer Irène Pereira, l’objectivité ne doit pas être confondue avec la neutralité (celle-ci est illusoire).
Comme le fait remarquer à son tour la philosophe Irène Pereira (2020), l’objectivité ne doit pas être confondue avec la neutralité (celle-ci est illusoire) : « Par objectivité, il faut entendre un ensemble de critères et d’épreuves épistémiques qui sont reconnus dans le champ académique du domaine scientifique concerné. Ainsi [le sociologue du droit] De Sousa Santos écrit-il : ‘‘L’objectivité résulte de l’application rigoureuse et honnête des méthodes d’investigation qui nous permettent de faire des analyses qui ne se réduisent pas à la reproduction anticipée des préférences idéologiques de qui les mène. L’objectivité résulte également de l’application systématique de méthodes qui permettent d’identifier des présupposés, des prénotions, les valeurs et les intérêts qui sous-tendent la recherche scientifique. »
En sciences sociales, depuis les travaux du sociologue Max Weber, il est admis qu’il est impossible d’interpréter un fait de façon totalement objective. Le·la chercheur·se doit prendre conscience de ses propres valeurs lors de son travail scientifique, afin de réduire le plus possible les biais : on parle de « neutralité axiologique » (ou de non-imposition de valeurs).
Ce qui paraît relativement compréhensible pour les faits historiques et sociaux fait l’objet de davantage de résistances intellectuelles pour les faits des sciences de la nature. Pourtant, les faits scientifiques ne constituent-ils pas eux aussi, dans une certaine mesure, des constructions ?
Plusieurs philosophes des sciences et du vivant ont souligné cette absence de neutralité dans les sciences dites naturelles. C’est le cas, par exemple, de Donna Haraway (1988) et de Gaston Bachelard (1938). Pour Donna Haraway, biologiste et philosophe féministe, c’est en prenant conscience de sa situation et du lieu d’où l’on parle que l’on peut atteindre une plus grande objectivité : elle parle de « savoirs situés ». Pour le philosophe Gaston Bachelard, un fait scientifique est le produit d’une théorie scientifique. Ce n’est jamais le point de départ de la science, mais son résultat. Le stade de vérification de l’hypothèse (la confrontation aux faits) n’est pas quelque chose qui arrive dans le monde sans intervention humaine : c’est un montage expérimental. Le·la scientifique a sélectionné les conditions dans lesquelles cette hypothèse serait vérifiée, etc. Ce qui fait qu’un fait scientifique est objectif, et non, par exemple, le fruit de nos préjugés, c’est qu’il est soumis à la mesure, il est théorisé : le fait scientifique n’a rien à voir avec une observation immédiate, avec un pur constat. Ce qui fait donc la spécificité du fait scientifique, c’est qu’il soit élaboré, construit par la raison humaine. « Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » (Bachelard, 1938)
Enfin, des courants de pensée récents mettent en avant la perspective présentée comme occidentalocentrée, néocolonialiste, patriarcale ou anthropocentrée de la science. À l’appui de ces mouvements, on pourrait mentionner, à titre d’exemples, les lacunes en matière de recherches, de données et de soins consacrés à la santé des femmes (cancers et affections gynécologiques, violences obstétricales, maladies cardiovasculaires, ménopause, microbiote vaginal bien moins étudié que le microbiote intestinal, etc.) ; mais aussi ce que certains appellent la « normativité blanche » en termes de description de pathologies médicales (par exemple en matière de dermatologie) ; la minimisation de la douleur de certain·e·s patient·e·s touchés par le racisme (« syndrome méditerranéen ») ; l’absence de reconnaissance de la douleur des bébés au début du 20ème siècle, ou encore des animaux avant l’émergence des courants antivivisection), etc. Sur d’autres questions, d’autres courants appellent à « décoloniser » les universités, en dénonçant des savoirs et des institutions encore fortement coloniaux et occidentalocentrés. C’est le cas par exemple des collectifs afrodescendants qui dénoncent que le débat sur la restitution de crânes, transformés en objets de sciences, se soit mué, au sein de certaines universités, en débat sur la gestion des collections coloniales. Ces collectifs dénoncent une reformulation implicite des enjeux faisant passer une question politique et sociale dans le registre de la gestion professionnelle d’un patrimoine dont on ne semble pas vouloir problématiser le statut (Le Vif, 2019).
Une autre caractéristique importante de la science, puisque nous tentons de la définir, est son rapport au dogmatisme[4]Le dogmatisme étant le refus de l’esprit critique.. La science se veut le contraire de la croyance, des dogmes affirmés sans esprit critique, voire imposés. Ses affirmations sont sujettes à discussion, contestation, ouvertes à la réfutation, etc. Une bonne approche scientifique admet que les théories actuelles sont provisoires et pourraient être modifiées ou abandonnées un jour, bien que certaines théories/observations soient aujourd’hui bien établies[5]Il faut cependant garder à l’esprit que toute pensée, science y compris, repose sur des postulats indémontrables qui sont la base de toute démonstration..
Pour illustrer ce que peut être une vision dogmatique de la science, on invoque souvent le scientisme du 19ème et 20ème siècle, c’est-à-dire le postulat que l’esprit scientifique et les méthodes scientifiques devraient être étendus à tous les domaines de la vie intellectuelle et morale sans exception, et que le politique devrait, dans cette optique, s’effacer devant la gestion scientifique des problèmes sociaux. À l’heure actuelle, certaines attitudes dénotent toujours une vision dogmatique de la science : soutenir la possibilité d’arriver à des certitudes absolues (attitude contraire à celle qui reconnaît les limites du savoir) ; ignorer ou dévaloriser a priori, sans examen sérieux, tout avis scientifique contraire (or, toute hypothèse scientifique mérite d’être étudiée, sans discrédit a priori et sans pression) ; ne pas tenir compte des contradicteurs opposant des arguments scientifiques, en se référant à l’argument d’autorité du « consensus scientifique » (or il convient de garder à l’esprit que les consensus scientifiques d’un jour ne sont plus nécessairement ceux du lendemain), etc.
Des institutions indépendantes et autonomes?
Il résulte de ce qui précède que la recherche scientifique est une activité humaine faillible et perfectible. Les scientifiques peuvent par exemple se tromper de bonne foi : cela fait partie du cours normal de la recherche scientifique. Ces erreurs peuvent parfois se maintenir un certain temps pour l’une ou l’autre raison (argument d’autorité, obstacles d’ordre psychologique à reconnaître l’erreur, causes politiques, économiques, etc.). Les scientifiques peuvent aussi être influencé·e·s, voire subir des pressions : les personnes, comme les institutions, ont des intérêts (orientations philosophiques ou politiques, intérêts matériels tels que la volonté de conserver ses financements ou sa réputation, pressions, etc.), ce qui peut conduire à des biais et influer sur les résultats de recherche ou les discours. Enfin, la fraude scientifique n’est pas un phénomène aussi exceptionnel qu’on aimerait le croire[6]Voici quelques références à titre d’exemples, parmi de nombreuses autres : Klein & Yserbyt, 2016 ; Ioannidis, 2005 & 2014 ; Barde, 2020 ; Gutwirth, 2015 ; Barthélémy, 2014.. Pour qui s’intéresse à cette question, il est notoire que des études frauduleuses ont été (et sont encore) financées par diverses industries (tabac, chimie, pharmacie, biotechnologies, automobile, énergie, agro-alimentaire, etc.) et que des connexions existent entre les grandes revues scientifiques et l’industrie[7]Voici quelques références à titre d’exemples, parmi de nombreuses autres : Horel & Foucart, 2017 ; Oreskes & Conway, 2010 ; Jouzel, 2019 ; Henry & Boullier, 2021 ; Meunier, 2023 ; Rozzen le Saint, 2018..
Par ailleurs, il est important d’être conscient·e du rôle de l’institution scientifique dans le champ sociétal. En effet, pour soutenir la compétition internationale, les États se sont lancés dans un mouvement de réforme de leurs universités. Les institutions scientifiques sont devenues des maillons essentiels de l’économie (Warrant & Thill, 1998). Comme l’explique le juriste Xavier Delgrange (2020), le définancement public accentue le problème en contraignant la recherche universitaire à s’en remettre à des financements privés ou publics (autres que ceux qui organisent l’enseignement et la recherche). Ceux-ci favorisent la recherche appliquée et placent les chercheur·se·s dans une précarisation préjudiciable à leur liberté académique. La concurrence dans la recherche du financement constitue un obstacle à la collaboration entre les chercheur·euse·s. Certaines recherches étant liées aux activités industrielles, on se représente aisément les contraintes auxquelles, plus encore que d’autres scientifiques, peuvent être soumis·e·s les chercheur·euse·s qui travaillent dans ces domaines. Les orientations des études et parfois même la présentation des résultats des recherches peuvent être déterminées ou influencées par certains intérêts ou objectifs stratégiques.
Dès lors, faut-il considérer comme allant de soi qu’un·e expert·e scientifique soit neutre ? Comme le montre la philosophe Isabelle Stengers (1997), un·e scientifique amené·e à se prononcer dans le cadre d’un conflit social ou politique exprimera des opinions ou des convictions qui seront en partie fondées sur ses pratiques scientifiques, en partie entachées de biais subjectifs. Rien d’anormal jusque-là. Il est en revanche problématique que ses conclusions soient ensuite présentées comme purement objectives et strictement scientifiques. Bien qu’il soit essentiel de nourrir le débat politique en faisant appel aux scientifiques, il convient de dénoncer ce rôle d’autorité sous prétexte de neutralité que l’on fait quelquefois jouer à l’expert·e scientifique dans le débat politique, particulièrement quand cette expertise ne tient pas compte de l’ensemble du débat scientifique.
Cette instrumentalisation de l’expertise scientifique par le politique, particulièrement manifeste durant la crise sanitaire du covid 19, par exemple (Gay-Para, 2022), témoigne du double processus de scientifisation de la politique et de politisation de la science. La scientifisation de la politique confronte les citoyens au risque d’une confiscation du débat démocratique. Les politiques ne sont pas les seuls responsables de cette dérive. Ceux qui entretiennent le mythe d’une science « pure » y contribuent. Or, on l’a vu, la science n’est pas « pure » : elle entretient, dans un certain nombre de disciplines, des relations complexes avec la politique, et plus largement avec la société8, des liens qu’il convient de rendre les plus transparents possibles pour éviter que la science (trop) politisée ne dégénère en idéologie (Gay-Para, 2022).
Il est important d’être conscient·e du rôle de l’institution scientifique dans le champ sociétal. (...) Les institutions scientifiques sont devenues des maillons essentiels de l’économie.
Cette instrumentalisation de l’expertise scientifique par le politique, particulièrement manifeste durant la crise sanitaire du covid 19, par exemple (Gay-Para, 2022), témoigne du double processus de scientifisation de la politique et de politisation de la science. La scientifisation de la politique confronte les citoyens au risque d’une confiscation du débat démocratique. Les politiques ne sont pas les seuls responsables de cette dérive. Ceux qui entretiennent le mythe d’une science « pure » y contribuent. Or, on l’a vu, la science n’est pas « pure » : elle entretient, dans un certain nombre de disciplines, des relations complexes avec la politique, et plus largement avec la société8, des liens qu’il convient de rendre les plus transparents possibles pour éviter que la science (trop) politisée ne dégénère en idéologie (Gay-Para, 2022).
Ces observations ne constituent pas un aveu de relativisme « absolu »/« radical »/« naïf » : elles n’impliquent pas que la prétention scientifique à connaître le monde matériel soit vaine, mais ont pour but de rappeler que la science est une construction humaine toujours inachevée, et parfois faillible.
Ces observations ne constituent pas un aveu de relativisme « absolu »/« radical »/« naïf » [8]Le relativisme est un mouvement de pensée qui affirme qu'il n'existe pas de vérité absolue.: elles n’impliquent pas que la prétention scientifique à connaître le monde matériel soit vaine, mais ont pour but de rappeler que la science est une construction humaine toujours inachevée, et parfois faillible. Il faut être conscient·e de ses limites et promouvoir des conditions pour un débat scientifique honnête : honnêteté intellectuelle, confrontation d’idées, liberté de parole. Le meilleur mécanisme pour tenter d’éviter au maximum le dogmatisme, limiter et identifier les biais et les erreurs dans les sciences est un contexte scientifique et politique qui autorise le débat scientifique permanent.
Abordons maintenant quelques thématiques contemporaines en lien avec cette idée, désormais battue en brèche, de neutralité de la science ou des pratiques scientifiques.
Quelques thématiques contemporaines
Les savoirs traditionnels : entre appropriation et mépris
Les savoirs dits traditionnels (ou encore « autochtones », « locaux », « endogènes », « collectifs », « vernaculaires », etc.) sont souvent exclus ou invisibilisés du champ du savoir. Or, il faut être conscient·e de leur importance.
Pourtant, ces savoirs traditionnels sont généralement disqualifiés, au mieux « considérés comme valides quand ils servent les projets de la modernité capitaliste. »
Aujourd’hui encore, les savoirs traditionnels constituent le fondement des cultures et des pratiques de nombreuses communautés dans le monde, notamment en matière d’alimentation et de santé. La disparition croissante des communautés traditionnelles, particulièrement en raison de leur milieu de vie menacé, entraîne la perte de ces savoirs, ce qui ne fait que renforcer la destruction des cultures et des pratiques de ces communautés. Or, la sauvegarde de ces savoirs est essentielle. 80% de la population mondiale continuent à utiliser des savoirs et méthodes traditionnels pour se nourrir et se soigner. Une résolution donne d’ailleurs pour mission à l’Organisation mondiale de la santé d’aider les États à intégrer les systèmes traditionnels de soin dans leur système de santé. L’usage de la médecine traditionnelle est également répandu, et même croissant, dans les pays industrialisés : le marché mondial des plantes médicinales représente plusieurs milliards de dollars par an.
Par ailleurs, une partie du savoir moderne repose sur ces savoirs. Les savoirs traditionnels et les substances naturelles sont ainsi à la base de nombreuses innovations dans le domaine pharmaceutique et agroalimentaire. En 2013, une étude montrait que près des trois quarts des produits pharmaceutiques commercialisés depuis 1970 auraient été découverts grâce à l’examen de l’utilisation des plantes dans les médecines traditionnelles ; plus de la moitié des 150 médicaments les plus prescrits aux États-Unis étaient basés sur des composants chimiques dérivés de plantes ; près de la moitié des produits pharmaceutiques de l’Occident contenaient des extraits de plantes ; les tests effectués en laboratoire démontraient que 75% des plantes prospectées avec l’aide des communautés traditionnelles possédaient des propriétés pharmacologiques, contre seulement 8% à 15% des plantes testées au hasard par les scientifiques (Mercier, 2013).
Pourtant, ces savoirs traditionnels sont généralement disqualifiés, au mieux « considérés comme valides quand ils servent les projets de la modernité capitaliste. C’est le cas pour les savoirs médicaux et agricoles traditionnels » (de Sousa Santos, 2022).
L’exemple le plus extrême de cette disqualification est sans doute la biopiraterie, dont on a beaucoup parlé à partir des années 90 : des entreprises multinationales et des institutions scientifiques ont été accusées d’avoir collecté des ressources biologiques et des savoirs traditionnels sans autorisation des communautés concernées, et d’avoir mis au point, à partir de ces ressources et savoirs, des innovations lucratives et protégées par des droits de propriété intellectuelle, sans partage d’avantages avec leurs détenteurs originels (Tilman, 2016).
En pratique, pourtant, les savoirs locaux sont de plus en plus sollicités dans les démarches scientifiques interdisciplinaires ou dans des exercices de gestion de la nature. Et pour cause : « le savoir existant sur les écosystèmes ainsi que sur les espèces vivantes et les organismes est beaucoup plus large que celui, officiel, qui est répertorié dans les bases de données construites par les institutions scientifiques » (de Sousa Santos, 2022). De même, de plus en plus de projets de développement décident d’intégrer les savoirs des populations locales aux savoirs scientifiques.
L’exclusion des savoirs traditionnels ou locaux du champ du savoir reconnu constitue donc une perte de connaissances précieuses. Par ailleurs, certaines théories et mouvements décoloniaux interprètent leur invisibilisation comme un acte politique de domination et appellent à reconnaître, non pas une équivalence de statut, mais l’interdépendance et la complémentarité des différents savoirs.
Des contenus d’enseignement qui ne peuvent prétendre à la neutralité
Venons-en maintenant à une question en partie liée à celles qui précèdent : celle des contenus d’enseignement.
Cette question se pose déjà dans l’enseignement primaire et secondaire. Cela mérite d’être rappelé rapidement ici car les choix adoptés au niveau de l’enseignement obligatoire ne sont pas sans effet sur l’enseignement supérieur : ce sont ces choix qui déterminent en partie qui va accéder à l’enseignement supérieur, et de quelles représentations du monde seront porteur·euse·s ces jeunes.
La question de la (non-)neutralité de l’enseignement primaire et secondaire se pose notamment au niveau des éventuels biais ou partis-pris culturels ou idéologiques inhérents aux contenus enseignés et fixés dans les programmes ou prévus dans les cursus, par exemple en matière d’histoire, de sciences, de géographie, de langues, etc. Certains de ces partis-pris culturels et idéologiques ont été mis en avant par des courants de pensées récents : omission de l’histoire de la colonisation du point de vue des pays colonisés ; omission des sources et conditions de possibilité du développement économique des pays industrialisés du point de vue des populations opprimées par ces États (esclavage, colonisations, spoliations, pillage de ressources, etc.) ; omission des causes structurelles et culturelles des crises écologiques (industrialisation, productivisme, capitalisme, concurrence internationale, dérégulation, etc.) ; valorisation de certains types de connaissances au détriment d’autres savoirs et savoir-faire pourvoyeurs d’autonomie individuelle et collective (le philosophe Matthew B. Crawford montre ainsi que l’organisation du travail à laquelle prépare l’école abolit le travail au sens de poiesis (création, production), au sens d’intelligence des mains et du corps)[9]Pour M. B. Crawford (2009), notre environnement est de plus en plus prédéterminé. L’organisation sociale moderne nous rend totalement hétéronomes sur le plan existentiel : nous ne sommes plus capables de réaliser les gestes techniques nécessaires à notre survie, les actes nécessaires à … Continuer de lire.
La question de la (non-)neutralité de l’enseignement primaire et secondaire se pose également au niveau des choix idéologiques liés à la conception même de l’enseignement. On sait en effet que le choix du modèle éducatif, qui n’est jamais neutre sur le plan des valeurs, peut contribuer à accroître ou à réduire les inégalités sociales face à l’école. Ainsi, on ne peut considérer comme neutres et sans effet les processus d’orientation quelquefois déficients des élèves dans les différentes sections et types d’enseignement (général, technique, professionnel), les moyens inadéquats mis en place pour lutter contre l’échec, le redoublement, le décrochage scolaire, ou encore, pour prendre un exemple peut-être moins connu, la place croissante réservée à l’éducation par le numérique que l’on sait introduit dans le secteur de l’enseignement sous l’action de lobbies privés attirés par le marché immense que constituent l’école et les familles à équiper en matériel informatique (Romainville, 2023 ; Lebrun, 2020).
Cette question de la non-neutralité se pose également au niveau des cours philosophiques : le débat sur la pertinence ou non de l’existence de cours de religion et de morale non-confessionnelle dans l’enseignement reste en effet très vif[10]En février 2023, on annonçait dans la presse le retrait des cours de religion et de morale de la grille horaire de l’enseignement officiel. À la rentrée 2024, rien n’avait changé (Sagësser, 2024).. Dans ce débat, certain·e·s plaident pour développer l’enseignement de la philosophie (qui n’a pas pour objectif d’enseigner des valeurs, mais un certain rapport critique aux valeurs) et opter pour un cours de religion unique et multiconfessionnel afin de « faire découvrir aux élèves les religions qui se pratiquent dans leur pays et celles de leurs voisins, de leur faire voir que chacun a le même droit de croire que sa religion “est la vraie” et que le fait que d’autres ont une religion différente, ou n’ont pas de religion, ne les rend pas différents en tant qu’êtres humains » (Conseil de l’Europe 2005 ; Sagësser, 2024).
Cette question de la (non-)neutralité des contenus d’enseignement se pose inévitablement aussi dans l’enseignement supérieur. Dans une carte blanche très militante, Laurent Lievens (2022), professeur démissionnaire de la Louvain School of Management, considère par exemple le maintien du paradigme dominant en sciences de gestion comme « une forme criminelle de dogmatisme et d’obscurantisme ». Selon lui, les crises écologiques et humaines imposent de métamorphoser de toute urgence l’enseignement et la recherche, notamment dans les sciences de gestion. Ces crises démontreraient en effet que les sciences de gestion (et dans une certaine mesure les sciences économiques) reposent sur des paradigmes épistémologiques qui servent des fins illégitimes et se sont avérées inadaptées par leur potentiel de destruction : « Le cadre capitaliste de notre civilisation – et sa version néolibérale actuelle – ainsi qu’une pensée hors sol, un réductionnisme maladif, une obsession du quantitatif et un déni des limites, donnent lieu à un illimitisme forcené, une démesure extractiviste, productiviste et consumériste, une croissance délétère ainsi qu’une foi béate dans la technoscience salvatrice. C’est à ce cadre-là que contribuent les sciences de gestion, en étant parmi les instruments les plus efficaces de son expansion. Cette véritable mégamachine conduit une très large partie du vivant – dont l’humanité – aux effondrements. »
Selon cet enseignant-chercheur, les étudiant·e·s de ces facultés, alors qu’ils·elles formeront les futur·e·s cadres des organisations, orienteront les choix industriels et mettront en œuvre les politiques publiques, ne sont confronté·e·s dans leur cursus que très peu (voire pas du tout dans certaines institutions) à une remise en question du paradigme dominant, selon le degré d’ouverture et de sens critique de leurs enseignant·e·s. De ce point de vue, Laurent Lievens mérite toute notre attention lorsqu’il conclut que « la politique des petits pas consistant à saupoudrer les formations de quelques vagues notions de développement durable, d’éthique appliquée ou de transition, en supprimant les cours qui incarnent la raison critique (philosophie, sociologie, histoire, etc.) n’a pas l’envergure requise pour cela. »
Cette question de la (non-)neutralité des contenus d’enseignement se pose inévitablement aussi dans l’enseignement supérieur.
D’autres champs scientifiques ne sont pas exempts de critiques[11]Sur cette question, voir par exemple l’analyse d’Alix Buron, chargée de projet de la FUCID, Enjeux climatiques et environnementaux : transformer l’université, révolutionner le travail (2023).. On peut déplorer en effet, dans certaines filières d’enseignement, l’intérêt parfois encore trop limité ou superficiel pour les impacts environnementaux, sociétaux ou éthiques des orientations scientifiques et techniques, par exemple. Et regretter le manque de place dans les cursus pour le questionnement sur les idéologies, les intérêts et les rapports de pouvoir qui déterminent les choix technologiques et les orientations des recherches, et façonnent en retour les contenus d’enseignements. Néanmoins, on ne peut nier que de nombreux·ses enseignant·e·s, facultés et disciplines cherchent activement, bien qu’à des degrés divers, à intégrer les enjeux actuels et à susciter la critique et le débat.
Les étudiant·e·s de ces facultés, alors qu’ils·elles formeront les futur·e·s cadres des organisations, orienteront les choix industriels et mettront en œuvre les politiques publiques, ne sont confronté·e·s dans leur cursus que très peu (voire pas du tout dans certaines institutions) à une remise en question du paradigme dominant.
Recherche et engagement sociétal
Pour un certain nombre de penseur·euse·s, face aux crises contemporaines, il n’est plus acceptable de faire de la recherche comme avant. Il est légitime de se préoccuper des impacts de celle-ci tant sur le plan environnemental qu’en matière de création ou de maintien d’inégalités et de rapports de domination, et de se poser les questions suivantes : quelle est l’empreinte sociétale et environnementale des sujets de recherche et des voies privilégiées pour les traiter ? La définition des orientations et sujets de recherche appliquée est-elle réellement guidée par leur utilité sociale ? Comment et par qui celle-ci est-elle définie ? Dans quelles instances sont débattus la pertinence, le caractère éthique ou écologique des thématiques de recherches ? Les chercheur·euse·s et la société sont-ils impliqués dans ce processus, ou celui-ci est-il réservé aux bailleurs de fonds, publics ou privés ? Quels seront les usages des connaissances produites et des innovations qui en résulteront ? Répondront-ils aux problèmes sociétaux ou, au contraire, conduiront-ils à les pérenniser, à les aggraver, voire à en créer de nouveaux ? Comment peut-on croire et faire croire que, lorsque des innovations sont présentées comme pouvant contribuer à des solutions face aux problèmes sociétaux, leur protection au moyen de droits de propriété intellectuelle puisse permettre de les diffuser de sorte qu’elles puissent réellement constituer des solutions accessibles à tous·tes ? Ou encore, « Dans quelle mesure le fait d’utiliser ou de développer tel grand équipement (ex. jumeau numérique, accélérateur de particules, grand calculateur) ou de travailler sur telle thématique (ex. biologie synthétique, édition du génome des plantes) est-il susceptible d’engendrer des impacts néfastes pour la biosphère, de conforter à moyen ou long terme des modes de production ou de consommation non durables ? » (COMETS, 2022).
On peut déplorer que les instances qui réfléchissent à ces questions restent souvent imprégnées de discours visant à mettre la recherche au service de la compétitivité, comme le révèle cet extrait d’un document du comité d’éthique du CNRS, le Centre national de la recherche scientifique français : « Comment articuler l’enjeu environnemental avec les injonctions a priori contradictoires d’excellence et de compétitivité de la recherche ? Cette orientation n’entraverait-elle pas la capacité de la recherche à produire des connaissances et des solutions innovantes, y compris pour répondre aux dégradations de l’environnement ? Faut-il privilégier le temps proche en s’interdisant une recherche polluante, ou le temps lointain en misant sur ce que cette recherche peut apporter de résultats potentiellement utiles à la préservation de l’environnement ? L’impact environnemental négatif doit en effet être mis en balance avec ce que cette recherche peut par ailleurs apporter de positif, à l’environnement lui-même ou à d’autres valeurs (santé humaine, capacité des jeunes chercheurs à travailler en réseau, géopolitique scientifique, etc.), y compris si c’est à moyen ou à long terme. » (COMETS, 2022).
Selon la philosophe Isabelle Stengers (2023), cette difficulté de la recherche universitaire à s’extraire de cette vision s’expliquerait par le pacte, propre à la Modernité, noué entre l’institution scientifique et le monde social. Ce pacte consisterait à assigner les scientifiques du côté des faits et de la vérité, les politiques prenant en charge les affaires publiques et les valeurs. Les scientifiques sont ainsi placé·e·s dans une situation problématique, du point de vue de la production des connaissances, puisqu’ils·elles sont dépendant·e·s des financements publics pour leurs recherches, et sommé·e·s de réaliser ces recherches de façon « neutre et objective », sans s’impliquer dans les affaires publiques (sauf quand le politique fait appel à eux). Ce faisant, ils sont instrumentalisés au service du projet de société porté par les autorités publiques (on parle d’ailleurs d’« économie de la connaissance »
dans le Traité européen de Lisbonne de 2007). Les sciences permettent ainsi d’alimenter la technologie et l’industrie, tandis qu’en retour les technologies contribuent à la poursuite du savoir théorique, un certain nombre de scientifiques adhérant dès lors à cette vision pour ne pas que se rompe ce système dont ils dépendent.
Pour un certain nombre de penseur·euse·s, face aux crises contemporaines, il n’est plus acceptable de faire de la recherche comme avant. Il est légitime de se préoccuper des impacts de celle-ci tant sur le plan environnemental qu’en matière de création ou de maintien d’inégalités et de rapports de domination.
Lorsque certain·e·s critiques, dont des chercheurs et chercheuses, remettent ce pacte en question en raison des impacts sociétaux et environnementaux de ce que certain·e·s nomment la « technoscience », il n’est pas rare que les institutions politiques et médiatiques (et certain·e·s scientifiques), d’une seule voix, discréditent ces critiques et rappellent la nécessité de ne pas ébranler la confiance du public dans la science et la technologie, sous peine de sombrer dans le chaos d’une société irrationnelle. Ces accusations sont inappropriées. En effet, mettre en question certains aspects de l’institution scientifique, par exemple en raison du fait que des recherches sont financées par ou en vue d’intérêts industriels, ne revient pas à remettre en cause, dans une optique relativiste radicale, le raisonnement rationnel ou la démarche scientifique en tant que processus d’élaboration de connaissances.
Comment remettre de la démocratie dans les questions de recherche ? Ouvrir la recherche au-delà de l’institution scientifique permettrait que les questions puissent être posées et pensées autrement, par-delà les opportunités économiques.
Les enjeux soulevés sont plutôt les suivants : est-il légitime que la définition des orientations de recherche soit à ce point déterminée en fonction des stratégies économiques et industrielles ? Ne pourrait-on imaginer, par exemple, que les financements publics consacrés à la recherche soient orientés vers des recherches qui résultent de conventions citoyennes ? Comme le rappelle Stengers, sciences et démocratie ont la même matrice et une même démarche : celle de mettre en débat. Comment remettre de la démocratie dans les questions de recherche ? Ouvrir la recherche au-delà de l’institution scientifique permettrait que les questions puissent être posées et pensées autrement, par-delà les opportunités économiques ; que les problèmes d’intérêt commun, par exemple les questions de subsistance, de solidarité, de soin, de préservation du milieu, d’urbanisme, etc. puissent être posées, pensées et résolues, davantage encore que ce qui est parfois tenté, de façon multidisciplinaire et respectueuse des cultures et des milieux de vie. Pour ce faire, ajoute la philosophe, les savoirs de laboratoire ne suffisent pas : d’autres savoirs sont nécessaires. Tenir compte de ces savoirs constituerait une révolution culturelle (Stengers, 2023).
Enseignement supérieur et engagement sociétal
Les universités et hautes écoles, on l’a vu, sont des institutions qui ne sont pas neutres dans l’espace social – aucune ne l’est. Le service à la communauté fait partie de leurs missions et elles l’accomplissent en développant de multiples liens structurels avec des acteurs et actrices extérieur·e·s à la sphère académique. Par la pression de leur personnel, de leurs étudiant·e·s et des politiques publiques, elles sont invitées à s’engager sur les questions de société contemporaines, telles que, par exemple, les questions liées aux droits humains, aux inégalités, au racisme, au climat, etc. Sur les questions « qui fâchent », la forme que doit prendre cet engagement n’est pas simple à définir pour les autorités académiques. Ces institutions, à travers leur personnel et leurs étudiant·e·s, sont en effet habitées par des positionnements parfois contradictoires. Il faut reconnaître aussi que la sensibilité philosophique ou religieuse, leur dépendance aux financements, les fonctions de conseil et d’expertise occupées par de nombreux membres de leur personnel, ou encore leurs liens ou partenariats extra-académiques peuvent les conduire à rester très timorées par rapport à certaines problématiques. Lorsqu’elles restent silencieuses ou consensuelles sur certaines questions brûlantes au nom, selon le cas, « de la neutralité », « de la liberté académique », « de l’ordre public » ou « du consensus social ou scientifique », elles ne sont pas neutres pour autant.
Comme l’explique la politologue Cécile Laborde (2024), la réserve institutionnelle doit être vue comme une condition de la liberté d’expression et du débat d’idées sur le campus… en ce comprises les manifestations d’étudiant·e·s (exemptes de discours de haine et qui ne bloquent pas l’accès aux cours) et l’expression de discours scientifiquement rigoureux par les enseignant·e·s et chercheur·euse·s s dans le cadre de la liberté académique et de recherche. Et comme l’écrit la philosophe Barbara Stiegler (2021), « le devoir des milieux universitaires et académiques est de rendre à nouveau possible la discussion scientifique et de la publier dans l’espace public, seule voie pour retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens, lui-même indispensable à la survie de nos démocraties. Le sort de la démocratie dépendra très largement des forces de résistance du monde savant et de sa capacité à se faire entendre dans les débats politiques cruciaux qui vont devoir se mener, dans les mois et les années qui viennent. »
Les débats sur la neutralité des institutions publiques et de l’enseignement
Comme cela a été exposé dans l’introduction de cette étude, la notion de neutralité peut s’entendre dans le sens de réserve, d’abstention, mais aussi dans le sens d’ouverture, de tolérance. Le thème de la « neutralité » des institutions publiques et des établissements d’enseignement, dont il va être question dans la troisième partie de cette étude, est devenu, ces dernières décennies, une question politique fortement médiatisée. Qui, en effet, n’a pas eu l’occasion d’assister, dans l’arène politique et médiatique, à des échanges de vues sur l’interprétation à donner à la notion de neutralité des institutions publiques et sur les implications à en tirer, par exemple en termes de port de signes convictionnels ? La question de l’obligation de neutralité à laquelle sont soumis certains établissements d’enseignement s’invite aussi très souvent dans les discussions politiques, le plus souvent sur la question de la pertinence de l’enseignement des cours philosophiques (religions, morale) ou sur l’autorisation ou non du port du hijab (voile ou foulard). Avant d’aborder le cas de l’enseignement supérieur, un rapide tour d’horizon des débats portant sur la « neutralité » des administrations publiques et de l’enseignement obligatoire s’impose, ces différents débats et secteurs étant liés.
Institutions publiques et neutralité
En Belgique, la neutralité des institutions publiques est jugée nécessaire pour traiter tous·tes les citoyen·ne·s de manière égale, sans discrimination[12]Le principe n’est pas inscrit comme tel dans la Constitution, mais se déduit d’une série d’articles, notamment les art. 19, 20 et 21. Le Conseil d’État a confirmé et précisé l’exigence de neutralité (Avis n°44.521/AG 20 mai 2008) qui concerne spécifiquement l’exercice de la … Continuer de lire. La neutralité est liée à la notion de service public : l’État doit assurer l’égalité de ses administré·e·s et ne peut donc privilégier aucune opinion. Les fonctionnaires ont dès lors une obligation de réserve et de traitement impartial des administré·e·s.
Ce principe de neutralité, qui atteste de la séparation entre l’État et les courants philosophiques et religieux, donne toutefois lieu à différentes interprétations selon les sensibilités politiques et idéologiques. Sur cette question, les discussions achoppent très souvent sur un point qui divise l’opinion et dont la mise en exergue continue par certains acteurs et actrices politiques et médiatiques ne fait qu’accentuer cette division : la question des signes convictionnels. Il nous a semblé intéressant d’aborder cette question, importante pour de nombreux·ses citoyen·ne·s de notre pays, non pas pour mettre, à notre tour, l’accent sur un enjeu de dissensus dans la société, mais au contraire pour permettre un véritable dialogue entre les parties en présence.
Pour les uns (tenants d’une neutralité dite « exclusive » et d’une « neutralité des apparences »), le principe de neutralité devrait conduire à interdire tous les signes philosophiques ou religieux chez les agents des institutions publiques (les usagers des services publics ne sont pas concernés par ce débat). Pour les autres (défenseurs d’une neutralité dite « inclusive » et d’une « neutralité des actes »), seul le service public en lui-même devrait être neutre : le port de signes convictionnels par les agents devrait être autorisé pour que les institutions publiques puissent refléter la diversité de la société et prévenir toute discrimination, notamment à l’emploi (Unia[13]Ex-Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia est une institution publique qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique..). D’autres encore ont proposé une position intermédiaire selon laquelle seuls les agents investis d’une fonction d’autorité et/ou les agents en contact avec le public devraient faire preuve d’une neutralité des apparences.
En pratique, on observe, en Belgique, que les décisions en la matière peuvent différer d’une institution publique à l’autre. Le 28 novembre 2023, tant la neutralité exclusive que la neutralité inclusive ont été jugées légitimes par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne[14]Pour un commentaire de cette décision de justice, voir Ringelheim (2024) et Unia (2023). qui reconnaît une marge d’appréciation non seulement aux États, mais aussi, « le cas échéant » (c’est-à-dire lorsque le droit l’autorise), aux entités infra-étatiques (par exemple les communes) pour déterminer la conception de la neutralité qu’ils souhaitent mettre en œuvre dans l’administration publique. Ce choix doit toutefois être posé dans le respect des règles de non-discrimination et dans la mesure où cette disposition est jugée nécessaire et proportionnée au regard de l’objectif poursuivi, c’est-à-dire la neutralité du service public ou l’image de neutralité qu’est censé renvoyer le service public (Ringelheim, 2024 ; Unia, 2023). Cet objectif est en effet de protéger les citoyen·ne·s contre toute discrimination qui pourrait être liée à une éventuelle partialité d’un agent, mais aussi contre la crainte de faire l’objet d’une discrimination en raison de sa partialité supposée (Ligue des droits humains).
Le 28 novembre 2023, tant la neutralité exclusive que la neutralité inclusive ont été jugées légitimes par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne.
C’est le plus souvent en lien avec ces deux derniers points qu’éclatent les controverses : les citoyen·ne·s concerné·e·s peuvent effectivement se sentir victimes de discrimination indirecte[15]Il ne s’agit pas d’une discrimination directe puisque cette disposition s’applique à tou·te·s. liée à leur religion, voire de discrimination déguisée liée au genre, puisque les interdictions au nom de la neutralité touchent majoritairement des femmes musulmanes coiffées d’un foulard. Le raisonnement de la Cour de justice de l’Union européenne, qui correspond à l’approche suivie par le Conseil d’État en Belgique, est parfois discuté en raison de son ambiguïté. Des juristes observent que cette décision ne tente pas d’expliciter en quoi une interdiction du port de signes convictionnels serait nécessaire pour garantir la neutralité du service public. Ces juristes tiennent à rappeler que la neutralité n’est pas une fin en soi, mais un instrument qui permet de préserver les deux objectifs supérieurs que constituent la liberté de conscience et l’égalité des individus (Ringelheim, 2024), deux droits et libertés fondamentaux défendus par le droit belge et européen.
Ces juristes tiennent à rappeler que la neutralité n’est pas une fin en soi, mais un instrument qui permet de préserver les deux objectifs supérieurs que constituent la liberté de conscience et l’égalité des individus.
Opter pour une neutralité exclusive ou inclusive relève donc d’un choix politique et sociétal. La position actuellement ambiguë du droit belge reflète la diversité des positions qui traversent la société belge et ses représentant·e·s politiques. Tandis qu’Unia plaide pour une politique de diversité inclusive, qui peut apparaître comme la voie la plus conforme à la liberté individuelle et au principe de non-discrimination, un gouvernement qui se présente comme étant attaché à l’aspect laïque pourrait conduire à privilégier une interprétation dite exclusive ou partiellement exclusive de la neutralité dans les institutions publiques. Un des rôles d’une ONG universitaire telle que la FUCID nous semble être de travailler à la compréhension des débats sur cette question. Mais avant d’y venir, voyons ce qu’il en est du principe de neutralité dans l’enseignement obligatoire.
Enseignement obligatoire et neutralité
Une exigence de neutralité est également prescrite par plusieurs textes légaux dans l’enseignement organisé par la Communauté française (aujourd’hui par Wallonie Bruxelles Enseignement[16]Organisme public autonome du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles créé en 2019 qui assure la mission de pouvoir organisateur de tous les établissements scolaires qui dépendaient de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Communauté française)..), ainsi que dans l’enseignement officiel subventionné. Comme l’explique le juriste Xavier Delgrange dans ses travaux sur le sujet (Delgrange, 2007), cette exigence est le résultat de deux dynamiques. D’une part, les conflits historiques sur la question de l’éducation entre catholiques, qui ne voulaient pas être soumis à l’influence gouvernementale, et libéraux ou laïques, qui voulaient soustraire l’individu à l’emprise de l’Église et souhaitaient un enseignement public neutre. Et, d’autre part, le développement du droit international des droits humains à partir de 1948 : celui-ci reconnaît notamment l’obligation pour l’État de respecter le droit des parents à ce que leurs enfants bénéficient d’une instruction conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques[17]Article 18.4. du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et article 2 du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales..
Fruit d’une longue et houleuse histoire entre guerres scolaires, « Pacte scolaire », réformes constitutionnelles et « décrets neutralité », la situation actuelle reste complexe. Plusieurs dispositions légales ont introduit une conception spécifique de la « neutralité », liée à l’exigence de respect des convictions religieuses et philosophiques des parents et des enfants. Selon cette conception, tout en éduquant au respect des valeurs essentielles, l’enseignement neutre prône l’ouverture, la tolérance, la réserve, permet l’expression de conceptions différentes, dans un esprit de libre discussion et de confrontation d’opinions.
On distingue trois conceptions plus ou moins exigeantes de la neutralité, chacune correspondant à un des réseaux d’enseignement belge.
Les établissements d’enseignement organisé par la Communauté française/Wallonie Bruxelles Enseignement (réseau officiel organisé) sont tenus au respect de la neutralité la plus stricte qui consiste notamment à respecter les convictions des parents et des élèves, sauf conceptions inacceptables (par exemple racisme, conception totalitaire, ainsi que toute définition contraire aux droits humains et aux libertés fondamentales)[18]Décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté.. Il en résulte, pour l’enseignant·e, la tâche d’éduquer au respect des libertés et droits fondamentaux, et de « ne privilégier aucune doctrine relative aux valeurs » (à l’exception des valeurs inhérentes aux droits et libertés fondamentales et des valeurs démocratiques, la contradiction mérite d’être soulignée). L’enseignant·e « s’abstient de toute attitude et de tout propos partisan » et refuse de « témoigner en faveur d’un système philosophique, religieux ou politique ». Ces écoles ont en outre une obligation constitutionnelle d’offrir aux élèves, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, la possibilité de suivre l’enseignement d’une des religions reconnues en Belgique ou de la morale non confessionnelle. Depuis quelques années, les élèves peuvent opter pour l’abstention des cours de religion et de morale en choisissant un cours de « philosophie et citoyenneté ». Un tel cours est par ailleurs mis en place pour tous les élèves[19]Il s’agit donc d’une conception de la neutralité différente de celle de la laïcité française (selon le dictionnaire Petit Robert, la laïcité est le « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les … Continuer de lire.
Les établissements d’enseignement officiel subventionné, c’est-à-dire organisé par d’autres pouvoirs publics, essentiellement les communes et les provinces (réseau officiel subventionné) sont soumis au respect d’une certaine neutralité un peu épurée par rapport à celle présentée ci-dessus, mais pas fondamentalement différente[20]Décret du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement..
Enfin, pour être subventionnées, et en tant que constituant un service public assurant une mission d’intérêt général, les écoles libres ont dû, elles aussi, accepter des règles en matière de neutralité, parmi lesquelles le respect des convictions des parents et des élèves et l’obligation de respecter les libertés et droits fondamentaux des élèves. Si le choix entre cours de morale et cours de religion n’est pas offert dans les écoles confessionnelles qui proposent un cours de religion en lien avec leur orientation religieuse, les compétences au cœur de l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (esprit critique, connaissance de soi et des autres, citoyenneté et engagement) doivent être exercées à travers différents cours et activités, dont le cours de religion.
Comme dans les institutions publiques, l’obligation de « neutralité » dans l’enseignement peut faire l’objet d’interprétations qui peuvent conduire à des conflits autour des règlements d’ordre intérieur des établissements, voire à des actions en justice. Le port de signes convictionnels, et plus particulièrement du foulard, se retrouve très souvent au cœur de ces conflits. Le 16 mai 2024, une décision de la Cour de justice de l’Union européenne a toutefois validé la possibilité d’interdire le port du voile en secondaire, estimant qu’une telle interdiction n’est pas incompatible avec la liberté de religion[21]Voir le site Questions-justice.be : « Interdire le voile et respecter le droit », 24/06/24.. Nous reviendrons plus loin sur l’analyse de cette décision. Mais venons-en d’abord à ce qui constitue l’objet premier de cette étude, c’est-à-dire les établissements d’enseignement supérieur.
Enseignement supérieur et neutralité
Des controverses de ce type ont également animé certains établissements d’enseignement supérieur. Toutes les universités francophones autorisent le port de signes convictionnels chez les étudiant·e·s, mais ce n’est pas le cas de tous les établissements d’enseignement supérieur. Le 4 juin 2020, un arrêt de la Cour constitutionnelle a donné raison à un établissement d’enseignement supérieur qui, via son règlement d’ordre intérieur, entendait interdire à ses étudiant·e·s de porter des signes manifestant une appartenance philosophique ou religieuse. À la suite de cet arrêt, un millier de personnes, essentiellement des femmes, ont manifesté à Bruxelles. Arborant le slogan « neutralité n’est pas exclusion »,
ces femmes souhaitaient protester contre ce qu’elles vivent comme une mesure d’exclusion, contraire à leurs droits en matière de liberté de culte et de droit à l’instruction. Pour permettre aux femmes voilées de s’intégrer par l’éducation et l’emploi, le réseau WBE a pris, en 2021, la décision d’autoriser le port de signes convictionnels dans les établissements d’enseignement supérieur et de promotion sociale relevant de sa compétence.
Parmi les questions liées à l’interculturalité, celle de la mise à disposition de salles de prière dans les établissements supérieurs a également fait débat. Elle « agite actuellement quantité d’établissements d’enseignement supérieur en Europe. Une majorité de ces établissements organisent des lieux de culte pour leurs étudiants, afin de répondre à la demande de certains d’entre eux », explique Jean-Philippe Schreiber, conseiller de la rectrice de l’Université Libre de Bruxelles à la politique institutionnelle. Ce n’est pas le cas à l’ULB pour des raisons « à la fois pratiques, philosophiques et juridiques – il n’y a là aucune entrave à la liberté de religion ou de conviction ». L’ULB « a de tout temps respecté la liberté de conviction de ses étudiants, lesquels savent qu’ils seront accueillis à l’ULB sans discrimination aucune, fussent-ils porteurs d’un signe philosophique, politique ou religieux. Car nos étudiants sont des adultes : nous les pensons suffisamment responsables pour juger la façon la plus adéquate pour eux de se montrer aux autres.[22]J. Lgg, M. Bs, Jean-Philippe Schreiber, conseiller de la rectrice à la politique institutionnelle, réagit aux accusations lancées par Nadia Geerts, La Libre, 29/08/23.»
Ce refus de l’ULB d’accorder une salle de prière aux étudiant·e·s musulman·e·s a été publiquement condamné par 16 cercles étudiants, dont le Cercle du Libre-Examen et le Mouvement des Jeunes Socialistes qui n’y ont vu « qu’une stigmatisation et une manifestation d’islamophobie ». Il s’agit toutefois d’un choix qui n’a rien d’incohérent de la part d’une institution libre non-confessionnelle, historiquement anticléricale et engagée par son affirmation du libre examen.
L’Université de Namur, dont la situation est différente de l’ULB puisqu’il s’agit d’une institution d’héritage jésuite, a pris une autre voie : un espace de recueillement et de méditation interconfessionnel y est ouvert. Ce projet est présenté comme visant à promouvoir la coexistence pacifique et l’inclusion, l’importance du dialogue et la compréhension mutuelle.
Les établissements d’enseignement supérieur se retrouvent donc aujourd’hui confrontés à des problématiques complexes liées à des questions sociétales et à la nécessité d’imaginer des solutions pour les gérer. Les options présentées ci-dessus traduisent autant de façons (dont aucune n’est réellement « neutre ») d’envisager le vivre-ensemble dans un contexte de diversité culturelle.
Quelle position adopter dans le contexte actuel ?
Face à la présentation classique des débats sur cette question dans les médias, présentation qui consiste le plus souvent à opposer la position d’Unia (neutralité inclusive) à celle du Centre d’Action Laïque (neutralité exclusive), par exemple, il nous semble intéressant d’adopter une autre stratégie : celle d’une tentative d’explication des ressorts profonds de chaque position, d’une recherche de compréhension mutuelle et de positions communes. Pour reprendre les mots d’une étudiante en philosophie : « Pourrions-nous quelquefois envisager le conflit comme rencontre de l’altérité, et non comme son anéantissement ? Pourrions-nous penser les rapports de force, les antagonismes en politique sur le modèle de la conversation, de la compréhension, de la négociation ?[23]Carla Blanco Antella, 2025. »
Pourrions-nous quelquefois envisager le conflit comme rencontre de l’altérité, et non comme son anéantissement ? Pourrions-nous penser les rapports de force, les antagonismes en politique sur le modèle de la conversation, de la compréhension, de la négociation ?
Les incompréhensions réciproques entre tenants d’une neutralité inclusive et partisans d’une neutralité exclusive nous semblent venir en partie de ce que, de part et d’autre, on perd de vue l’héritage historique traumatique qui conditionne les attitudes de la plupart des acteurs et actrices dans ce débat. Il est bon, nous semble-t-il, de rappeler aux premiers que le pouvoir religieux a exercé son emprise jusqu’au plus intime de la vie des individus durant des siècles ; que des guerres de religion ont ravagé l’Europe. Aux seconds, que le colonialisme a détruit des communautés entières et des vies innombrables ; que le racisme est implanté de longue date en Europe (voire serait, selon certaines lectures, consubstantiel à l’histoire du monde occidental moderne[24]Pour certains, l’idéologie raciste est un sous-produit du capitalisme européen, en lien avec le colonialisme. Pour d’autres, différentes formes de racisme se sont succédé au cours de l’histoire en Europe. Néanmoins, des études ont mis en évidence l’existence d’attitudes … Continuer de lire.) ; que l’accueil des immigré·e·s est loin de s’être fait dans le respect de leur dignité et de leurs droits. Et, à tous, que, de tout temps ou presque, les femmes ont été dominées. Ces épisodes – ou plutôt constantes – historiques, qui façonnent les représentations et déterminent les attitudes des individus et des groupes sociaux, ne peuvent être gommés de l’inconscient collectif. Ils expliquent en grande partie que chaque point de vue campe sur sa position.
Historiquement, explique le juriste Vincent de Coorebyter (2014), l’exigence de neutralité a été portée par le monde anticlérical comme une exigence de déconfessionnalisation de l’appareil d’État et de l’enseignement, dans une visée émancipatrice. Mais la neutralité à l’égard de toutes les convictions comporte deux implications : elle conduit à ce que l’État s’impose un devoir de réserve en matière religieuse, mais elle mène aussi à la liberté d’expression et de manifestation des croyances religieuses des citoyens et citoyennes. Aujourd’hui, de nombreux collectifs en faveur de l’interculturalité font appel à la neutralité de l’État pour que ce dernier respecte effectivement toutes les convictions et n’en (dé)favorise aucune. De nombreux instruments juridiques internationaux font également le lien entre neutralité et égalité de traitement, non-discrimination et respect des droits fondamentaux, dont la liberté de conscience, d’expression et de culte. Des différentes conceptions de la neutralité est née l’opposition entre neutralité inclusive et exclusive. C’est en faveur de la neutralité dite inclusive que se positionne le droit international, mais aussi en partie le droit belge, au regret de la mouvance laïque qui constate que la société belge avait réussi à imposer une mise à distance du religieux qui lui semble, dans certains contextes, mise à mal. Au regret également de certains mouvements souvent conservateurs, méfiants par rapport à la présence de la population musulmane et de l’islam en Belgique.
Si la liberté d’expression est un droit fondamental, elle ne constitue toutefois pas un droit absolu, note le philosophe Edouard Delruelle (directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances de 2007 à 2013, celui-ci prônait alors une interdiction des signes religieux dans les services publics[25]Edouard Delruelle se présente comme « partisan d’une certaine neutralité exclusive, très proportionnée, localisée à la fonction publique et à l’école » (Delruelle, 11/3/2016)..). En effet, des restrictions peuvent être prévues par la loi lorsqu’elles constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé, de la morale publique ou des droits et libertés d’autrui[26]Convention européenne des droits humains, article 9.. Ces restrictions doivent être nécessaires et proportionnées selon un besoin social impérieux prescrit par la loi. Est-ce le cas sur le sujet qui nous occupe ?
Comme l’explique ce philosophe (Delruelle, 2017), on peut schématiquement considérer que, dans les débats suscités par le vivre-ensemble dans un contexte de diversité culturelle, deux positions s’opposent : le multiculturalisme, qui voit positivement les appartenances religieuses et prône l’acceptation des signes religieux dans la fonction publique et à l’école, et le laïcisme, qui se méfie historiquement des appartenances religieuses qu’il veut confiner dans la sphère privée, et qui plaide pour l’interdiction des signes convictionnels tant dans la fonction publique que dans le secteur éducatif. Ces deux positions s’opposent tout particulièrement autour de la question de l’islam et témoignent chacune d’un aveuglement partiel à certaines réalités. Le laïcisme accuse le multiculturalisme de favoriser le communautarisme (un concept polémique qui renvoie à l’idée de repli d’une communauté sur elle-même), d’être aveugle à l’islamisme (ou l’islam politique)[27]L’islam politique est un nom générique pour désigner l’ensemble des courants idéologiques qui visent l’instauration d’un État fondé sur les principes de l’islam. et de faire mine de ne pas voir les rapports de domination internes qui peuvent être présents dans des communautés religieuses, par exemple les pressions discriminatoires qui peuvent y être exercées sur les femmes, les homosexuel·le·s, les personnes trans[28]On pourrait y ajouter les résistances en matière d’acquis considérés comme progressistes. (de telles pressions existant évidemment aussi en dehors de communautés religieuses). Le laïcisme quant à lui, du moins dans ce débat, ne prend pas en compte les discriminations réelles subies par les populations musulmanes. Ces deux positions négligent donc l’une et l’autre de prendre en compte certains types de rapports de domination.
Par ailleurs, le caractère passionnel du débat sur le voile n’est pas le fruit du hasard. Au-delà des « multiculturalistes » et des « laïcistes » sinc des groupes d’intérêt aux objectifs si divers qu’il est compliqué de faire la part des choses entre les arguments invoqués, tous très idéalistes sur le papier (défense de la liberté de religion, de la liberté d’expression, de la non-discrimination, de l’égalité femme-homme, de la laïcité, lutte contre le prosélytisme et les fondamentalismes, etc.) et les motivations réelles de tous les intervenants dans ce débat, parmi lesquels on compte des mouvements d’extrême droite qui gagnent du terrain et qui peuvent utiliser l’argument de la laïcité, et des mouvements religieux fondamentalistes, dont l’ampleur n’est à ce jour pas objectivée.
Parmi les évolutions sociétales qui attisent les préjugés, on trouve également la puissance médiatique tant des médias classiques que des réseaux sociaux : en relayant à l’envi des déclarations manichéennes et provocatrices, les médias contribuent à raviver en permanence les préjugés et crispations, créant de toutes pièces de nouveaux débats clivants et contribuant à entretenir le terreau d’une société divisée.
On peut faire l’hypothèse que certaines appréhensions par rapport au port du voile trouvent au départ leur source dans des affects (xénophobie, refus de la différence, grégarité, préjugés, peur de l’inconnu). Ces émotions et représentations primaires, qui devraient être travaillées par l’éducation, sont au contraire attisées par certaines évolutions sociétales. Parmi elles, on trouve la (re)montée de l’extrême droite. Cette dernière est facilitée par les flux d’immigration important des conceptions culturelles et religieuses différentes, mais aussi par les crises sociales pour lesquelles les immigré·e·s font figure de boucs émissaires. Parmi les évolutions sociétales qui attisent les préjugés, on trouve également la puissance médiatique tant des médias classiques que des réseaux sociaux : en relayant à l’envi des déclarations manichéennes et provocatrices, les médias contribuent à raviver en permanence les préjugés et crispations, créant de toutes pièces de nouveaux débats clivants (après le foulard, le burkini (maillot de bain couvrant), les menus dans les cantines, les accommodements raisonnables[29]La neutralité inclusive s’accompagne parfois de la notion d’accommodements raisonnables, c’est-à-dire d’exceptions consenties à des personnes sur lesquelles une règle ou une pratique apparemment neutre appliquée de la même façon à tous exerce un effet discriminatoire., etc.) et contribuant à entretenir le terreau d’une société divisée.
Les analyses féministes sur la question sont plurielles : certaines mettent en avant le fait que le voile est un marqueur d’inégalités voire de soumission ; d’autres que l’interdire ne fait qu’ajouter de la discrimination à l’inégalité ; d’autres encore reconnaissent que si défendre le droit de porter le voile peut être considéré comme un combat « juste » (en faveur de la liberté de choix et d’expression des femmes), ce n’est pas pour autant un combat féministe ; et d’autres soulignent que les débats sur le voile trouvent aussi une explication dans le fait que cette thématique relève du contrôle des corps des femmes, un enjeu déterminant pour toutes les sociétés patriarcales, sociétés occidentales incluses : quand pourront-elles enfin disposer de leur corps comme elles l’entendent ?
Dans la plupart des situations, le droit à la liberté et à la liberté d’expression, au cœur de notre système de valeurs, pourrait permettre de résoudre ces discussions au bénéfice de la liberté individuelle. Le droit à la liberté d’expression n’est cependant, comme on l’a dit, pas absolu, ce qui explique que des discussions puissent persister dans certaines situations particulières. C’est le cas de l’enseignement officiel obligatoire, notamment par crainte – justifiée ou non : là se trouve le cœur du débat, et la réponse dépend probablement du contexte – de prosélytisme dans un milieu qui rassemble des élèves mineur·e·s[30]Le prosélytisme philosophique ou religieux, c’est-à-dire le zèle déployé pour recruter des adeptes, est, comme le militantisme politique, conforme à la Convention européenne des droits humains, mais aucun des deux n’a sa place dans les écoles (Décret « neutralité », 1994)..
La forte attention politique et médiatique sur ces controverses rend malheureusement invisibles d’autres débats qu’il serait pourtant bénéfique d’aborder en priorité. Parmi ceux-ci, il conviendrait de s’interroger sur les responsabilités de nos États dans les crises actuelles, dont celles qui poussent 3,6 % de la population mondiale à émigrer (même si les migrations ont toujours existé), et de questionner les politiques mises en place en matière de développement économique et de politique étrangère, responsables de la déstructuration de nombreuses régions du monde. Mais il importe aussi de questionner les politiques en matière d’immigration et en matière d’accueil (l’immigration est encouragée pour des raisons économiques et démographiques, mais certain·e·s migrant·e·s sont privé·e·s de droits dès leur arrivée). Il serait également judicieux d’interroger les politiques culturelles et sociales (emploi, logement, formation, égalité des genres), de lutte contre le racisme et les discriminations, et de lutte contre les fondamentalismes religieux. Et de réfléchir aux politiques éducatives : certain·e·s enseignant·e·s (mais sont-ils·elles représentatif·ve·s d’une majorité ?) expriment leurs difficultés croissantes à réaliser leur mission d’éducation, notamment à Bruxelles[31]Voir par exemple Hutin C., Les écoles font-elles face à une montée des revendications identitaires ?, Le Soir, 5/11/24 ou La Libre, Dossier : « Islam dans les classes à Bruxelles », 28/10/24.. Comment leur venir en aide ?
Pour Edouard Delruelle, l’école se trouve coincée entre deux problèmes : les inégalités économiques et les tensions identitaires. Si le contexte scolaire se dégrade, cela doit être imputé, explique-t-il, « à la façon dont l’école reproduit et amplifie les évolutions de la société tout entière. C’est pourquoi il faut bien comprendre le lien mécanique entre les deux phénomènes majeurs auxquels nous sommes confrontés : les inégalités et les identités. Plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. À l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un ‘‘monde’’ sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires. » (Delruelle, 2/2014) Il ajoute : « Certes, la polarité majorité / minorités culturelles est présente dans la société, mais à mes yeux, la polarité capital / travail reste structurellement déterminante pour expliquer les enjeux de notre société. C’est pourquoi je suis convaincu que la solution aux problèmes interculturels se trouve avant tout dans une refondation de l’État social européen et dans des politiques ‘‘généralistes’’ en matière d’emploi, de logement, d’urbanisme, etc. » (Delruelle, 12/2014).
Plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire.
Pour sortir de cette opposition entre multiculturalisme et laïcisme, il convient donc, estime Edouard Delruelle, d’entreprendre des politiques sociales pour lutter contre les discriminations et les inégalités, en même temps que des politiques culturelles contre les assignations identitaires[32]La notion d’assignation identitaire renvoie au processus selon lequel un individu est nié en tant que personne particulière et réduit à l’identité qu’on lui associe (ou qu’il s’associe lui-même), cette identité étant d’ailleurs une construction plus ou moins fantasmée. #364La … Continuer de lire et contre les dominations de tous types, dont le patriarcat, commun à la majorité des cultures (dont la culture occidentale).
Ce philosophe ajoute qu’il conviendrait de réaffirmer clairement la primauté des normes légales : la primauté de l’État signifie que c’est lui qui fixe les limites légitimes à l’expression des religions et doit veiller à ce que les pratiques et les discours ne soient pas vecteurs de violence, d’intolérance et d’obscurantisme, c’est-à-dire qu’ils soient en phase avec la démocratie. C’est aussi, précise-t-il, l’État qui arbitre et organise le débat démocratique en cas de conflit de valeurs ; le résultat de cet arbitrage est traduit en normes qui correspondent à des choix politiques collectifs ancrés dans l’histoire de la communauté (Delruelle, 2/2014). Sur ce point, on fera remarquer qu’il ne faut pas négliger le fait que ces normes et cet arbitrage par l’État reflètent aussi certains rapports de force, une observation qui nous semble venir à l’appui d’une conception de la neutralité la plus inclusive possible, c’est-à-dire permettant la plus grande liberté d’expression afin de prévenir des discriminations inscrites au coeur des institutions étatiques et légitimées par elles, ce qui n’exclut toutefois pas d’éventuelles limites convenues démocratiquement[33]La démocratie pouvant être conçue comme une « scène de vérification de l’égalité » (Delruelle, 2018)..
La forte attention politique et médiatique sur ces controverses rend malheureusement invisibles d’autres débats qu’il serait pourtant bénéfique d’aborder en priorité. Parmi ceux-ci, il conviendrait de s’interroger sur les responsabilités de nos États dans les crises actuelles, dont celles qui poussent 3,6 % de la population mondiale à émigrer (même si les migrations ont toujours existé), et de questionner les politiques mises en place en matière de développement économique et de politique étrangère, responsables de la déstructuration de nombreuses régions du monde.
Ce sont donc toutes les formes de rapports de dominations, sociales, culturelles (dont patriarcales), religieuses, économiques, mais aussi étatiques (notamment quand elles ne sont pas élaborées suffisamment démocratiquement), et toutes leurs formes de justification qui doivent être combattues, car toutes sont des facettes d’un même rapport au monde : pour citer Marx, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » (c’est-à-dire de luttes entre oppresseurs et opprimés). Pour cette raison, ni la neutralité exclusive qui fait fi des discriminations vécues par les minorités et du racisme institutionnel, ni la neutralité inclusive qui passe sous silence certains mécanismes de domination au sein de religions ne nous paraissent pleinement satisfaisantes. Le fonctionnement politique, économique et culturel étant structurellement discriminant, les multiples mouvements de lutte contre toutes les formes de domination, d’où qu’elles proviennent, restent plus que jamais indispensables, et le « bricolage » permanent en matière de vivre-ensemble semble difficilement évitable.
Conclusions
Admettre la non-neutralité des institutions académiques ; maximiser l’objectivité des savoirs scientifiques ; accroître l’indépendance et l’engagement sociétal de ces institutions
Dans cette étude, de nombreuses questions ont été soulevées. Toutes n’ont pu être approfondies[34]On aurait pu aborder d’autres sujets, comme le fait par exemple l’analyse d’Alix Buron, chargée de projet à la FUCID, L’enseignement supérieur, lieu de reproduction de dominations (2024).. Reprenons les principales observations qui ont été faites.
Comme toute activité humaine, les pratiques scientifiques, les orientations des recherches, les expertises scientifiques, l’enseignement supérieur ne peuvent pas être considérés comme neutres. En effet, les institutions académiques ne sont pas totalement autonomes et indépendantes vis-à-vis des influences politiques, économiques, idéologiques, etc. Au-delà de l’idéal de liberté académique qu’il convient de soutenir et de renforcer, cette dépendance partielle n’est, dans la pratique, pas sans conséquence sur les thématiques de recherches privilégiées, sur l’engagement ou non de la recherche vis-à-vis de certains défis sociétaux, sur le refus potentiel de recrutement de chercheur·euse·s jugé·e·s trop engagé·e·s, de même que sur les discours tenus ou non, dans le cadre des enseignements, vis-à-vis de certains enjeux ou débats sociétaux. L’autonomie institutionnelle n’étant pas totale, il n’est pas inenvisageable que la liberté académique puisse, sur certaines questions, se voir affectée par des pratiques d’autocensure. Par ailleurs, bien que conscientes de leurs responsabilités sociétales au sens large et en assumant un certain nombre, les institutions de recherche et d’enseignement supérieur éprouvent, du fait de leur autonomie imparfaite et de leur fonctionnement, des difficultés à endosser pleinement leurs responsabilités en lien avec certaines implications de leurs pratiques en termes d’impacts environnementaux, de rapports de domination, d’inégalités, etc.
Plusieurs conséquences résultent de ces différentes observations. Pour accroître l’objectivité des savoirs scientifiques, il est important d’admettre la non-neutralité des institutions académiques et de renforcer, dans la mesure du possible, leur indépendance. Par ailleurs, pour accroître l’engagement sociétal de ces institutions, il est essentiel que les chercheur·euse·s, étudiant·e·s et citoyen·ne·s fassent en quelque sorte office de « contre-pouvoirs » en rappelant sans relâche à ces institutions leurs responsabilités sociétales[35]Pour mieux comprendre et réduire l’impact des activités de recherche scientifique sur l’environnement, des scientifiques se sont déjà constitués en groupes de pression extra-académiques (voir par exemple le collectif Scientist Rebellion), ou en collectifs internes. Il serait intéressant également que ces acteurs et actrices s’associent, au sein des établissements, mais aussi au dehors, afin de constituer des organes de redéfinition de la recherche, par exemple sur le mode de ce que certains ont appelé les « sciences citoyennes »[36]Les sciences citoyennes (ou participatives, collaboratives) ont pour objectif de favoriser le mouvement de réappropriation citoyenne et démocratique des sciences, afin de les mettre au service du bien commun.. Dans le modèle des sciences citoyennes, des scientifiques interagissent avec des citoyen·ne·s pour faire progresser la recherche dans un sens qu’ils·elles jugent pertinent pour la société : des projets de cocréation peuvent être l’occasion de contribuer à une redéfinition de certaines priorités de recherche vers des besoins que scientifiques et citoyen·ne·s jugeraient importants et négligés. De tels projets pourraient être amenés à prendre en compte des savoirs locaux ou traditionnels, contribuant ce faisant à leur perpétuation et à en reconnaître l’importance.
Par ailleurs, alors que les budgets de l’enseignement supérieur vont être réduits – une mesure d’autant plus dommageable que, pour compenser ce définancement, les frais d’inscription réclamés aux étudiant·e·s étrangèr·e·s hors Union européenne pourraient être poussés vers le haut[37]Sur cette question, voir par exemple les analyses d’Alix Buron, chargée de projet à la FUCID, L’accès aux études, un droit pour tou·te·s ? Partie 1 et partie 2 (2022). (COMAC, 2024) – , il est important que les chercheur·euse·s communiquent davantage pour montrer à quel point il relève des intérêts vitaux de la société que des recherches critiques rencontrant des objectifs de transformations écologiques et sociales émancipatrices, soient financées par les pouvoirs publics.
Enfin, sur la question de la « neutralité » des institutions publiques et de l’enseignement, nous avons tenté de clarifier certains débats liés à l’interculturalité. Notre analyse a cherché à mettre en évidence les angles morts tant de la neutralité exclusive que de la neutralité inclusive et l’instrumentalisation de ces débats par des acteurs divers, y compris des mouvements opposés à l’égalité et à la démocratie. Mais elle a surtout permis de faire apparaître un point de rencontre entre deux positions qui semblaient a priori éloignées, celui-ci consistant en la nécessité d’entreprendre des politiques sociales et culturelles pour lutter contre les discriminations, les inégalités, les assignations identitaires et les dominations de tous types.
Ce sont donc toutes les formes de rapports de dominations, sociales, culturelles, religieuses, économiques, mais aussi étatiques, et toutes leurs formes de justifications qui doivent être combattues, car toutes sont des facettes d’un même rapport au monde. Pour cette raison, ni la neutralité exclusive qui fait fi des discriminations vécues par les minorités et du racisme institutionnel, ni la neutralité inclusive qui passe sous silence certains mécanismes de domination au sein de religions ne nous paraissent pleinement satisfaisantes.
Postface
Cette étude s’inscrit dans la mission d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ECMS) de la FUCID, ONG universitaire namuroise. L’idée de faire porter cette étude sur le thème de la neutralité et de l’engagement au sein des institutions académiques est née d’une série d’activités menées par notre ONG depuis quelques années. Une réflexion lancée dans le cadre d’Uni4Coop, un partenariat entre les quatre ONG universitaires francophones belges[38]Eclosio (ONG de l’Université de Liège), la FUCID (ONG de l’Université de Namur), Louvain Coopération (ONG de l’Université catholique de Louvain) et ULB-Coopération (ONG de l’Université libre de Bruxelles)., a mené à l’élaboration en 2022 d’un module d’animation sur l’ECMS, dispensé depuis 2023 dans des différentes universités francophones. A l’UNamur, c’est au sein d’un cours d’agrégation portant sur la neutralité dans l’enseignement que ce module a été intégré. Par la suite, un débat organisé par la FUCID en 2024 sur les questions de neutralité et d’engagement au sein des institutions académiques a révélé que cette double thématique intéressait également certain·e·s chercheur·euse·s. Il nous a donc paru judicieux de réaliser une étude sur le sujet, nourrie des discussions avec ces chercheur·euse·s et des échanges avec les étudiant·e·s.
Cette double source d’inspiration explique que cette étude porte sur des thématiques aussi diverses que la liberté académique, la prétention à la neutralité du savoir, de l’enseignement et de l’expertise scientifique, l’illusoire indépendance des institutions académiques, l’engagement au sein des institutions académiques, mais aussi quelques controverses sur des questions d’interculturalité, en lien avec l’application du principe de « neutralité » dans l’enseignement[39]Avec mes remerciements aux personnes qui ont accepté de relire patiemment cette étude et m’ont fait part de commentaires constructifs : Nathanaël Laurent, Stéphane Leyens, Edouard Delruelle, Alicia Bertrand, Rita Rixen, et quelques autres..
Références
↑1 | « Néologisme désignant une proximité supposée entre des idéologies, personnalités ou partis de gauche et les milieux musulmans, voire islamistes. En France, il est popularisé notamment par l’extrême droite. La pertinence du terme est contestée », Wikipédia, « islamo-gauchisme ». |
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↑2 | Selon le dictionnaire Robert, le « wokisme » est un courant de pensée d’origine américaine qui dénonce les injustices et discriminations subies par les minorités. Comme le précise le philosophe E. Delruelle (2024) : le « wokisme » reste à ce jour un signifiant vide dont on ne sait exactement qui il vise, ni quel danger patent il représenterait. Par contre, l’anti-wokisme est un phénomène avéré, que l’on peut dater et cartographier, et qui prend pour cible de nombreux mouvements et courants très hétérogènes qu’il qualifie de wokisme. |
↑3 | Sur cette notion de liberté académique et son articulation avec la neutralité de l’enseignement, voir les travaux de X. Delgrange (2020). |
↑4 | Le dogmatisme étant le refus de l’esprit critique. |
↑5 | Il faut cependant garder à l’esprit que toute pensée, science y compris, repose sur des postulats indémontrables qui sont la base de toute démonstration. |
↑6 | Voici quelques références à titre d’exemples, parmi de nombreuses autres : Klein & Yserbyt, 2016 ; Ioannidis, 2005 & 2014 ; Barde, 2020 ; Gutwirth, 2015 ; Barthélémy, 2014. |
↑7 | Voici quelques références à titre d’exemples, parmi de nombreuses autres : Horel & Foucart, 2017 ; Oreskes & Conway, 2010 ; Jouzel, 2019 ; Henry & Boullier, 2021 ; Meunier, 2023 ; Rozzen le Saint, 2018. |
↑8 | Le relativisme est un mouvement de pensée qui affirme qu'il n'existe pas de vérité absolue. |
↑9 | Pour M. B. Crawford (2009), notre environnement est de plus en plus prédéterminé. L’organisation sociale moderne nous rend totalement hétéronomes sur le plan existentiel : nous ne sommes plus capables de réaliser les gestes techniques nécessaires à notre survie, les actes nécessaires à la survie de collectivités autonomes et solidaires (par exemple, cultiver, cuisiner, se soigner, construire, réparer, entretenir, connaître nos ressources locales, les propriétés de nos plantes indigènes, etc.). Notre personnalité est réorganisée dès le plus jeune âge : la liberté de choix, lorsqu’elle est invoquée, ne l’est que dans le cadre de la consommation, et le développement de la capacité d’agir est étouffé dans l’œuf. |
↑10 | En février 2023, on annonçait dans la presse le retrait des cours de religion et de morale de la grille horaire de l’enseignement officiel. À la rentrée 2024, rien n’avait changé (Sagësser, 2024). |
↑11 | Sur cette question, voir par exemple l’analyse d’Alix Buron, chargée de projet de la FUCID, Enjeux climatiques et environnementaux : transformer l’université, révolutionner le travail (2023). |
↑12 | Le principe n’est pas inscrit comme tel dans la Constitution, mais se déduit d’une série d’articles, notamment les art. 19, 20 et 21. Le Conseil d’État a confirmé et précisé l’exigence de neutralité (Avis n°44.521/AG 20 mai 2008) qui concerne spécifiquement l’exercice de la fonction d’agent de service public. D’autres textes émanant des entités fédérées font également de l’exigence de neutralité une obligation juridique dans le chef des fonctionnaires (Delruelle, 2010). |
↑13 | Ex-Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia est une institution publique qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique. |
↑14 | Pour un commentaire de cette décision de justice, voir Ringelheim (2024) et Unia (2023). |
↑15 | Il ne s’agit pas d’une discrimination directe puisque cette disposition s’applique à tou·te·s. |
↑16 | Organisme public autonome du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles créé en 2019 qui assure la mission de pouvoir organisateur de tous les établissements scolaires qui dépendaient de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Communauté française). |
↑17 | Article 18.4. du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et article 2 du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. |
↑18 | Décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté. |
↑19 | Il s’agit donc d’une conception de la neutralité différente de celle de la laïcité française (selon le dictionnaire Petit Robert, la laïcité est le « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir civil ») : en France, les religions ne sont plus enseignées à l’école (voir la Charte de la laïcité à l’école). |
↑20 | Décret du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement. |
↑21 | Voir le site Questions-justice.be : « Interdire le voile et respecter le droit », 24/06/24. |
↑22 | J. Lgg, M. Bs, Jean-Philippe Schreiber, conseiller de la rectrice à la politique institutionnelle, réagit aux accusations lancées par Nadia Geerts, La Libre, 29/08/23. |
↑23 | Carla Blanco Antella, 2025. |
↑24 | Pour certains, l’idéologie raciste est un sous-produit du capitalisme européen, en lien avec le colonialisme. Pour d’autres, différentes formes de racisme se sont succédé au cours de l’histoire en Europe. Néanmoins, des études ont mis en évidence l’existence d’attitudes assimilables à du racisme dans d’autres cultures. Ajoutons que l’antiracisme est aussi un produit de la culture occidentale. |
↑25 | Edouard Delruelle se présente comme « partisan d’une certaine neutralité exclusive, très proportionnée, localisée à la fonction publique et à l’école » (Delruelle, 11/3/2016). |
↑26 | Convention européenne des droits humains, article 9. |
↑27 | L’islam politique est un nom générique pour désigner l’ensemble des courants idéologiques qui visent l’instauration d’un État fondé sur les principes de l’islam. |
↑28 | On pourrait y ajouter les résistances en matière d’acquis considérés comme progressistes. |
↑29 | La neutralité inclusive s’accompagne parfois de la notion d’accommodements raisonnables, c’est-à-dire d’exceptions consenties à des personnes sur lesquelles une règle ou une pratique apparemment neutre appliquée de la même façon à tous exerce un effet discriminatoire. |
↑30 | Le prosélytisme philosophique ou religieux, c’est-à-dire le zèle déployé pour recruter des adeptes, est, comme le militantisme politique, conforme à la Convention européenne des droits humains, mais aucun des deux n’a sa place dans les écoles (Décret « neutralité », 1994). |
↑31 | Voir par exemple Hutin C., Les écoles font-elles face à une montée des revendications identitaires ?, Le Soir, 5/11/24 ou La Libre, Dossier : « Islam dans les classes à Bruxelles », 28/10/24. |
↑32 | La notion d’assignation identitaire renvoie au processus selon lequel un individu est nié en tant que personne particulière et réduit à l’identité qu’on lui associe (ou qu’il s’associe lui-même), cette identité étant d’ailleurs une construction plus ou moins fantasmée. #364La démocratie pouvant être conçue comme une « scène de vérification de l’égalité » (Delruelle, 2018). |
↑33 | La démocratie pouvant être conçue comme une « scène de vérification de l’égalité » (Delruelle, 2018). |
↑34 | On aurait pu aborder d’autres sujets, comme le fait par exemple l’analyse d’Alix Buron, chargée de projet à la FUCID, L’enseignement supérieur, lieu de reproduction de dominations (2024). |
↑35 | Pour mieux comprendre et réduire l’impact des activités de recherche scientifique sur l’environnement, des scientifiques se sont déjà constitués en groupes de pression extra-académiques (voir par exemple le collectif Scientist Rebellion), ou en collectifs internes |
↑36 | Les sciences citoyennes (ou participatives, collaboratives) ont pour objectif de favoriser le mouvement de réappropriation citoyenne et démocratique des sciences, afin de les mettre au service du bien commun. |
↑37 | Sur cette question, voir par exemple les analyses d’Alix Buron, chargée de projet à la FUCID, L’accès aux études, un droit pour tou·te·s ? Partie 1 et partie 2 (2022). |
↑38 | Eclosio (ONG de l’Université de Liège), la FUCID (ONG de l’Université de Namur), Louvain Coopération (ONG de l’Université catholique de Louvain) et ULB-Coopération (ONG de l’Université libre de Bruxelles). |
↑39 | Avec mes remerciements aux personnes qui ont accepté de relire patiemment cette étude et m’ont fait part de commentaires constructifs : Nathanaël Laurent, Stéphane Leyens, Edouard Delruelle, Alicia Bertrand, Rita Rixen, et quelques autres. |
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