Francine Beya : les angles morts de l’écologie occidentale

Propos recueillis par Antoine Stasse
Chargé de projets à la FUCID

Francine Beya est une militante belgo-congolaise basée à Bruxelles. Elle travaille dans le secteur de l’environnement en tant que consultante en économie circulaire auprès d’entreprises ou d’administrations publiques, et exerce également une activité qu’elle qualifie de plus militante et qui consiste en l’animation d’un atelier qu’elle a créé. Ce dernier, appelé « Ecolo quoi ? », a pour objectif de replacer les groupes de personnes marginalisées au centre des réflexions sur les enjeux environnementaux et climatiques. Par ailleurs, elle alimente une page Instagram[1]ecolo_quoi_be destinée à expliquer différents termes liés à l’écologie. Dans le cadre de nos réflexions sur les rapports de domination présents dans les luttes environnementales nous avons décidé d’explorer avec elle les angles morts de l’écologie occidentale ainsi que la nécessité d’une décolonisation de cette écologie.

Comment en es-tu venue à t’intéresser à la décolonisation de l’écologie ? 

Je m’intéressais déjà depuis longtemps aux contenus en lien avec le féminisme, plus particulièrement l’afroféminisme et les féminismes décoloniaux. À côté de cela, j’étais impliquée dans le secteur de l’environnement. Alors que j’avais toujours gardé ces deux choses séparées, j’ai compris en m’instruisant que je pouvais les fusionner. J’ai donc commencé à m’informer sur ce qui touchait à l’écologie décoloniale et j’ai accroché pour des raisons très personnelles : j’évoluais déjà dans ce milieu et j’ai vu cela comme une clé de décryptage de ce dont j’étais témoin, à savoir le caractère excluant de la manière dont on envisage l’écologie et l’environnement en Belgique (notamment l’absence des communautés marginalisées, noires et non blanches dans les stratégies de solutions par rapport aux dérèglements climatiques).

Pourquoi est-il nécessaire d’interroger l’écologie telle qu’elle est présente en Belgique francophone ?

Malgré la multiplication des discours sur l’écologie, je trouve que la place laissée en Belgique francophone à la relation entre l’écologie et le colonialisme est très marginale. Les réponses aux enjeux environnementaux et climatiques sont essentiellement basées sur la production ou la consommation, durables ou vertes. On se limite à chercher comment produire mieux, comment consommer mieux, et on reste donc dans des solutions très néolibérales.

Ensuite, même si la Belgique est un petit pays, les besoins en termes écologiques ou de solutions environnementales sont différents selon les contextes (si l’on vit dans un milieu urbain ou pas, si l’on habite à côté d’une zone industrielle ou pas, etc.). Or, ici, tout comme dans bon nombre d’endroits en Europe et dans le monde, nous avons ce truc de la « solution universelle ». On vient avec une manière unique de régler les problèmes, de voir l’écologie, alors qu’on vit sur une planète avec des gens qui ont tellement de cultures différentes, qui vivent dans des écosystèmes tellement différents, c’est très limitatif.

Aurais-tu des exemples montrant que la manière de penser l’écologie ici n’est pensée ni par ni pour l’ensemble de la population ?

Je pense par exemple à une campagne incitant les gens à ne pas faire de courses dans un supermarché et de privilégier des achats dans les circuits courts et les petits producteurs durant le mois de février. Pour moi, cette campagne est aveugle aux difficultés que certaines personnes peuvent avoir à faire leurs achats dans ces circuits, que ce soit en raison des prix – souvent plus élevés que dans les supermarchés – ou du temps disponible. Quand je peux, je fais mes courses dans les circuits courts, mais je dois faire 4 à 5 magasins pour avoir tout ce que je veux. Bien sûr, ce serait bien qu’on puisse privilégier une alimentation durable et éviter de s’empoisonner via la nourriture, mais ce genre de campagnes est un peu trop simpliste. Cela montre le problème de la solution universelle qui ne prend pas en compte les contextes et le fait que tout le monde ne puisse pas faire les mêmes actions. Cela ne veut pas dire que pour certaines parties de la population, ce n’est pas « pertinent » d’essayer d’aller moins dans les supermarchés, mais le suggérer à l’ensemble de la population, c’est passer sous silence toute une série d’inégalités.

Un autre exemple : le colonialisme des déchets. On nous demande de trier nos déchets, mais on se pose peu la question de l’endroit où ils vont aller. Il existe de nombreux marchés de vente de déchets et ils sont donc exportés dans d’autres endroits du monde où ils sont traités dans le non-respect des droits humains, des travailleurs et de l’environnement : l’Afrique pour les déchets électroniques, l’Asie du Sud-Est et la Turquie pour les déchets plastiques ou encore l’Afrique et l’Amérique du Sud pour le textile. On pollue donc ailleurs.

Et, comme dernier exemple, je voulais revenir sur une étude de l’UCLouvain[2]Jeunes, Communication & Climat. Diversité des enjeux climatiques auprès des 15-24 ans en Belgique (https://osf.io/preprints/socarxiv/87psm/). qui aborde notamment le profil des gens qui participent à des projets climatiques : l’engagement est lié à la classe sociale et les jeunes qui participent le plus aux projets ou aux manifestations pour le climat viennent des classes sociales favorisées. Cela montre qu’il y a quelque chose dans la manière dont on envisage les luttes écologiques en Belgique qui ne prend pas en compte les besoins de tout le monde.

Lors d’un précédent entretien, tu as mentionné que « la manière dont l’écologie est menée ici restait le véhicule de dynamiques de pouvoir liées au capitalisme, au colonialisme et au patriarcat ». Pourrais-tu préciser ce que tu entends par là ?

Ces trois systèmes – auxquels je rajouterais les inégalités liées à la classe sociale – sont la base de nos modes de vie en Occident et nous voyons leurs effets dans notre vie de tous les jours. Par exemple, les personnes noires et non blanches peuvent avoir plus de difficultés à trouver un logement et se retrouvent souvent dans des habitations plus précaires, d’autant plus si elles ont peu de moyens. On en voit aussi les effets dans l’éducation ou dans le monde du travail et, selon moi, il n’y donc aucune raison pour que la manière dont on envisage l’écologie ici ne soit pas empreinte de ces trois systèmes.

Pour le capitalisme, on peut prendre l’exemple d’une entreprise comme Apple qui communique beaucoup sur ses engagements et actions en faveur de l’environnement. Malgré tous les efforts qu’ils peuvent faire, le but reste de mettre régulièrement sur le marché des nouveaux produits.

À côté du colonialisme des déchets dont j’ai déjà parlé, il y a aussi l’extractivisme. On répond au problème de l’extraction d’énergies fossiles par l’électrification du parc automobile. Cela demande une extraction de minerais dans les pays du Sud global, qui seront consommés en grande majorité dans les pays du Nord global. La répartition du travail reste donc inchangée.

Par rapport à la question du patriarcat, l’effort environnemental est inégalement réparti selon le genre. Étant donné les responsabilités que notre société leur impose dans le cadré privé, les femmes sont également chargées de faire cet effort à domicile, dans leur ménage, tandis que les hommes peuvent davantage le faire dans un cadre professionnel, en tant que scientifique, qu’expert, etc. La répartition des rôles est donc la même dans cette écologie que dans le fonctionnement de la société : les femmes restent liées à la gestion du foyer tandis que les hommes sont liés davantage à l’extérieur de celui-ci.

J’ai eu une discussion avec un collègue qui me disait que prendre des mesures en faveur de l’environnement menait de toute manière à des retombées positives pour tout le monde. Mais cette vision de l’écologie efface totalement les inégalités qui existent déjà et participe même à les perpétuer. On est dans la continuité des choses que l’on connaît et on ne remet pas le fonctionnement du système en question. Je pense que peu de gens se rendent compte qu’il y a énormément d’angles morts dans la manière dont on envisage les choses.

Selon toi, cette domination se traduit-elle dans les instances de décision politiques ?

Oui. Par exemple, à Bruxelles, il y a une interdiction pour les véhicules trop vieux, trop polluants, de circuler. Une partie de la population a donc dû acheter une autre voiture ou se débrouiller autrement pour pouvoir se déplacer. Or, tout le monde n’a pas la possibilité de le faire. Là encore, les choses sont traitées de manière trop simple car il y a effectivement quelque chose à faire contre ces véhicules polluants, mais la solution imposée ne prend pas tout le monde en compte et entraîne des problèmes pour les personnes qui viennent d’un contexte défavorisé. De plus, beaucoup de mesures prises pour faire changer les comportements en Belgique sont liées à la menace de punitions financières en cas de non-respect. À nouveau, si la sanction est financière, ce sont les gens les moins riches qui sont les plus touchés.

Il y a aussi l’exemple de la COP 27 en Egypte, en 2022, qui est une bonne illustration de la manière dont les décideurs politiques traitent la question climatique. Des articles de journaux relatent la manière dont les exigences des pays africains ont été mises de côté. Les accords finaux ont été dictés selon l’agenda des leaders occidentaux et non des pays les plus touchés et défavorisés. Ils ne sont tout simplement pas à la hauteur des problématiques rencontrées par les pays les plus vulnérables.

Pourrais-tu nous parler d’autres manières de faire de l’écologie et de la penser, et des différences par rapport à ce que nous retrouvons le plus souvent ici ?

Pour moi, la grosse différence est la manière dont on envisage notre lien avec la nature. En Belgique et en Occident de manière générale, il y a depuis des siècles une volonté de séparer les humains du reste du vivant. On voulait pouvoir utiliser des ressources naturelles pour la production, et cette exploitation est conditionnée par le fait de traiter l’environnement comme quelque chose d’extérieur à nous. Cela influence notre manière d’envisager l’écologie. D’autre part, on a aussi une manière plutôt paternaliste ou protectrice de voir le reste du vivant : « il faut sauver l’environnement. Il faut sauver ces paysages, cette montagne, ces glaciers, etc. ». Il n’y a pas toujours de prise en compte des personnes qui habitent dans ces environnements.

Ça vient en opposition avec d’autres savoirs traditionnels, notamment de peuples indigènes des Amériques ou d’Océanie et de communautés africaines ou asiatiques où les pratiques culturelles et spirituelles sont beaucoup plus en lien avec le reste du vivant. Les choses sont plus imbriquées, l’écologie fait partie de la vie quotidienne, des pratiques, puisqu’on se sent beaucoup plus faire partie de l’environnement. Ici, l’écologie est quelque chose d’extérieur à la vie quotidienne, qu’il faut faire en plus, sur le côté de ce que tu as déjà comme activités principales.

J’adhère beaucoup plus aux définitions de l’écologie qui mettent en avant les enjeux de cohabitation sur la terre et qui ne dépendent plus de ou ne font pas perdurer la soumission de ressources humaines ou naturelles. Actuellement, notre mode de vie est garanti par la soumission d’une partie de la population (belge et mondiale) ainsi que du non humain via l’exploitation de ressources naturelles. Les écologies qui m’intéressent sont des écologies qui mettent en avant le fait d’habiter sur cette terre en dehors de ce genre d’exploitation[3]Cette idée est développée dans le livre Une écologie décoloniale de Malcolm Ferdinand.. Une fois qu’on a cette vision de l’écologie, la manière dont on envisage les choses n’est plus simplement de sauver, défendre, protéger l’environnement hors de nous, mais bien d’élargir en intégrant les personnes. Ça étend la vision de l’écologie aux individus.

Certaines autres visions de l’écologie sont-elles déjà appliquées en Belgique ?

Il y a des propositions qui mettent sur le même pied la défense de l’environnement et la défense des personnes vulnérables. Je pense à tous ces collectifs et comités, comme des collectifs liés aux sans-papiers ou qui aident des personnes victimes de violences policières. Ils mettent en avant l’importance de garantir des moyens de vie dignes à toute personne. Par rapport à cela, je suis en accord avec l’idée de Fatima Ouassak, dans son livre Pour une écologie pirate[4]Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, Paris, 2023. selon laquelle on ne peut pas continuer à être des défenseurs de l’environnement sans prendre en compte le fait qu’il y ait des communautés en Belgique (en France dans son cas) qui sont beaucoup plus vulnérables que d’autres.

Il y a un autre courant qui était assez marginal et qui commence à prendre plus d’ampleur (bien que selon moi il ne prenne pas assez en compte les questions d’inégalités) et qui propose de déconstruire la séparation qu’on a instituée en Occident entre l’humain et le reste du vivant. Cela se traduit par exemple par la mise en place de communautés qui luttent contre l’urbanisation de zones de grande biodiversité, notamment à Bruxelles[5]Ce fut par exemple le cas pour une zone au Nord de Bruxelles, dans le parc Josaphat, le marais du Wiels à Forest, etc., ou par les initiatives de rachat collectif de bois mis en vente, pour en garantir l’accès à tous et toutes.

Il y a aussi de plus en plus de courants qui essayent de mettre en lumière les angles morts présents dans les solutions climatiques proposées actuellement et qui réconcilient les enjeux environnementaux et sociaux, en prenant en compte les différents contextes. Par exemple, que signifie avoir accès à une alimentation durable quand on touche le revenu minimum ? Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté ou la Fédération des Services Sociaux mettent vraiment en avant le fait que le combat pour un meilleur environnement doit passer aussi par un combat pour de meilleures conditions de vie pour tous.

Beaucoup d’entreprises rebondissent sur les questions écologiques pour créer de nouveaux marchés en les présentant comme réponse à la crise climatique. Comment s’assurer que ces autres manières de penser l’écologie évitent de devenir l’outil du capitalisme ?

C’est une question très compliquée et je suis encore en réflexion, d’autant plus après avoir terminé la lecture du livre Le champignon de la fin du monde[6]Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, 201 de l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing. Ce livre développe l’idée du capitalisme de captation selon laquelle parfois des activités non produites et non développées par le système capitaliste sont « captées » par celui-ci afin de créer de la valeur. Avant ce livre, j’aurais répondu qu’il faut faire des activités non marchandes pour pouvoir se maintenir en dehors du système capitaliste, mais maintenant je me dis que les choses ne sont pas aussi simples que cela.

C’est toujours en réflexion de mon côté, mais j’ai tout de même certaines suggestions qui je pense pourraient permettre de minimiser les risques de récupération capitaliste. Il est important de préciser que ces suggestions sont liées à la situation depuis laquelle je parle, avec un point de vue afroféministe qui travaille beaucoup les questions de décolonisation. Je crois aux solutions qui sont très locales, vraiment spécifiques à l’écosystème en présence. Cela vient en opposition à une manière universelle de voir les choses. Je pense qu’il doit y avoir autant de modèles que d’écosystèmes et que ces modèles ne peuvent être facilement interchangeables. Ils doivent répondre aux besoins du contexte dans lequel ils sont, mais aussi venir du bas et faire réellement sens pour tous, y compris les personnes les plus vulnérables. On ferait aussi bien de s’inspirer de ce qu’on voit dans le reste du monde vivant et ne plus nous limiter aux fonctionnements humains (dans le rapport au temps, le fonctionnement en groupe, le rapport à l’environnement, etc.). Enfin, ces modèles doivent inclure l’arrêt de l’exploitation du vivant humain et non humain, l’autodétermination et la souveraineté des communautés. Ces idées pourraient selon moi minimiser les risques, mais bon, je ne garantis rien.

Conclusion

Les réflexions sur les différents rapports de domination présents dans la société sont au cœur des projets et publications de la FUCID. Dans sa volonté d’accompagner les étudiant·e·s dans leur engagement, elle entend intégrer ces réflexions aux activités proposées, les différentes thématiques étant alors analysées sous le prisme des rapports de domination. Comme Francine Beya nous l’a expliqué, et bien que cela soit encore loin d’être évident pour tout le monde, cet angle d’approche est également pertinent lorsque l’on s’intéresse aux questions environnementales. L’écologie occidentale est majoritairement pensée par et pour la classe moyenne blanche sans questionner les inégalités sociétales et en promouvant des mesures universelles sans prise en compte des contextes, ce qui peut avoir pour conséquence de maintenir, de renforcer, voire de créer de nouvelles inégalités. Au vu de l’importance des enjeux climatiques et de l’intérêt des étudiant·e·s pour ces questions et l’engagement lié à celles-ci, nous pensons qu’il est primordial de questionner avec elles et eux les pratiques et décisions écologiques afin de favoriser une prise de recul et une réflexion critique, de mettre en avant l’importance de la diversité des approches et des mesures en fonction des contextes, de lier luttes environnementales et luttes contre les inégalités, et de promouvoir une écologie dans laquelle chacun·e puisse se retrouver.

Références

Références
1 ecolo_quoi_be
2 Jeunes, Communication & Climat. Diversité des enjeux climatiques auprès des 15-24 ans en Belgique (https://osf.io/preprints/socarxiv/87psm/).
3 Cette idée est développée dans le livre Une écologie décoloniale de Malcolm Ferdinand.
4 Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, Paris, 2023.
5 Ce fut par exemple le cas pour une zone au Nord de Bruxelles, dans le parc Josaphat, le marais du Wiels à Forest, etc.
6 Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, 201

L'analyse en PDF

Retrouvez cette analyse dans le FOCUS 2023-2024, la revue de la FUCID, disponible en ligne et en format papier (gratuitement à la demande).
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