Genre : la solidarité internationale est pavée de bonnes intentions

par Anne-Sophie Timarche
Chargée de projet à la FUCID

Comme renseigné sur le site d’Acodev, la Fédération des ONG en Belgique francophone, « La coopération au développement, (…) c’est aussi mobiliser des publics ici en Belgique et au niveau international, pour changer la société et le monde »[1]. Alors que le genre a le vent en poupe en ECMS, il convient de se poser une question de taille (et un peu provocante) : si l’intégration du genre en ECMS change le monde… le change-t-elle systématiquement dans le bon sens ?

À partir de deux cas – la mobilisation contre les violences sexuelles en RDC et la lutte contre l’homophobie et l’excision au Mali – cette analyse ouvre un champ de réflexion qui gagnerait à être approfondi : comment l’ECMS pourrait-elle s’assurer que la mobilisation citoyenne autour de questions aussi politiques que le genre et la sexualité n’aboutissent pas à des effets contraires à ceux escomptés ?

Des effets contreproductifs ?

Nombreuses sont les actions de sensibilisation et articles de presse consacrés aux violences sexuelles perpétrées lors des conflits au Sud Kivu ou à la répression de l’homosexualité dans certains pays dits « du Sud » – les programmes d’activités de la Fucid ne font pas exception. Quoi de plus normal, en effet, que de s’insurger contre des pratiques violentes et de manifester sa solidarité avec les personnes concernées ? Bien que l’intention soit (le plus souvent) noble, le focus sur les violences basées sur le genre n’est toutefois pas exempt d’effets pervers, comme l’illustrent les deux exemples ci-dessous.

La mobilisation contre les violences sexuelles en RDC

Des effets inattendus de la médiatisation des viols commis dans l’Est de la République démocratique du Congo font l’effet d’une douche froide : l’attention disproportionnée aux violences sexuelles, au détriment d’autres formes de violences qui gangrènent tout autant les zones de conflit, et l’émergence du viol comme un phénomène hautement interdit et punissable auraient transformé celui-ci en un instrument de négociation efficace pour les groupes armés. Et les menaces de viols massifs proférées sont parfois mises à exécution, comme à Luvungi en août 2010 : « Une milice locale appelée Mai Mai Sheka (…) a ordonné à ses soldats de violer systématiquement les femmes, au lieu de se contenter de piller et battre les gens comme ils le font habituellement, parce qu’elle voulait attirer l’attention sur son groupe armé et être invitée à la table des négociations »[2].

Selon cette étude de la politologue Séverine Autesserre, de nombreux autres rebelles ont suivi le même raisonnement, si bien que les organisations humanitaires ont observé une hausse du nombre de viols de la part de groupes porteurs de revendications politiques. En outre, les financements massifs qui ont affleuré suite à la concentration de l’attention internationale sur le viol ont eu d’autres effets pervers : pour avoir accès aux soins de première nécessité, des femmes congolaises ont dû déclarer avoir été violées ; les hommes congolais violés sont restés sur la touche ; le buzz autour du viol comme arme de guerre a rendu l’obtention de subsides difficile pour des programmes d’aide, tout aussi légitimes, axés sur d’autres problématiques que le viol – et donc à une discrimination au détriment d’autres personnes vulnérables. Le viol comme arme de guerre est devenu un véritable business, comme le déplorent plusieurs militantes que nous avons rencontrées[3]. Les chercheuses suédoises Maria Eriksson Baaz et Maria Stern parlent ainsi de « commercialisation du viol » : selon elles, les accusations de viol, même fausses, sont devenues un moyen efficace de soutirer de l’argent dans un contexte marqué par la pauvreté, et les membres de la famille, principalement des hommes, s’attèlent à cette fin à dénoncer d’autres hommes, souvent le compagnon de leur fille[4].

Ces effets contreproductifs de la solidarité internationale ne seraient pas une exception. La difficulté à déchiffrer les enjeux politiques qui se cachent derrière les discours contre ou en faveur de l’excision et de l’homosexualité au Mali vouerait ainsi le combat pour le respect des droits humains à l’échec.

La lutte contre l’homophobie et l’excision au Mali

En effet, les positions morales défendues par les différentes parties visent surtout à s’emparer du pouvoir ou à conserver celui-ci, comme l’observe l’anthropologue Jean-Loup Amselle :

Il faut être conscient que l’invocation de la tradition par les dirigeants africains n’est souvent que le moyen, pour eux, d’assurer leur domination en dressant une opposition fallacieuse entre l’Occident et l’Afrique. (…) En ce sens, les leaders musulmans sont devenus paradoxalement les meilleurs promoteurs du maintien des pratiques polythéistes (excision, mariage précoce, etc.), bénéficiant dans cette action du soutien involontaire des organisations internationales et des ONG qui jouent, à cet égard, un rôle éminemment contre-productif. En effet, plus ces organisations lutteront contre ces pratiques et contre l’homophobie, et plus il sera facile aux leaders musulmans de dresser la population malienne contre elles en y pointant l’influence néfaste de l’Occident.[5]

Selon l’auteur, seule une condamnation de l’homophobie par des leaders musulmans courageux pourrait aboutir à l’effet escompté. De façon similaire, le discours réprobateur d’Obama au sujet de la répression de l’homosexualité en Ouganda – des lois anti-gay implémentées, à l’origine, par les colons britanniques[6] – aurait conduit, en réaction, à un durcissement de la législation[7]. La résistance aux mouvements LGBTQI, interprétée généralement en Occident comme l’indice de cultures (notamment musulmanes) arriérées, revêt en réalité un sens politique d’opposition au néocolonialisme.

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[2] Autesserre, S. (2012). Dangerous tales: Dominant narratives on the Congo and their unintended consequences. African Affairs, Volume 111, Issue 443, p. 216, ma traduction.

[3] Ces militantes, des femmes racisées, ont été rencontrées dans le cadre de l’étude de la Fucid « Sensibiliser aux inégalités femmes-hommes dans le monde… sans alimenter les discours racistes ».

[4] Eriksson Baaz, M., Stern, M. (2013). Sexual violence as a weapon of war? Perceptions, prescriptions, problems in the Congo and beyond, Nordiska Afrikainstitutet, Zed Books.

[5] Amselle, J. (2018). L’excision et l’homosexualité, enjeux politiques au Mali. Les Temps Modernes, 698(2), p. 18.

[6] https://harvardpolitics.com/covers/
globalizing-hatred/, consulté le 22/10/19.

[7] https://www.goodplanet.info/
actualite/2015/12/23/la-politique-
americaine-daide-aux-droits-des-gays
-contreproductive-en-afrique/
, consulté le 22/10/2019.

Conclusion

On ne peut conclure, à partir de ces exemples, à une contre-productivité systématique de la solidarité internationale en matière de droits sexuels et reproductifs : il conviendrait pour cela de se pencher sur d’autres initiatives, et d’évaluer également les effets positifs, ainsi que leur capacité ou non à contrebalancer les effets pervers. Ces analyses nous invitent néanmoins à faire preuve de prudence.

Faut-il pour autant éviter le sujet ? Sans doute un juste milieu existe-t-il entre la survisibilité des violences basées sur le genre chez les autres (quand elles sont si présentes « chez nous ») et l’auto-censure… Une piste intéressante pour renforcer le sens critique des citoyen·nes face à ces violences basées sur le genre consisterait justement à mettre en lumière les tensions politiques entre groupes sociaux à l’œuvre dans la perpétuation des pratiques considérées comme purement culturelles. En d’autres termes : repolitiser la culture en ECMS pour mieux déconstruire la dichotomie fallacieuse entre des cultures « modernes » tournées vers l’égalité de genre et des cultures archaïques, prisonnières de la tradition. Mais, comme évoqué dans l’étude de la Fucid consacrée à l’intégration du genre en ECMS, citée précédemment, veillons également à éviter tout traitement différencié qui survisibiliserait les violences, notamment intrafamiliales, des autres tout en passant sous silence celles qui gangrènent les sociétés occidentales.

L'analyse en PDF

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