Natalie Rigaux et ses étudiant·e·s. Durant cette séance de cours, chacun·e a amené un objet symbolisant son expérience sur le terrain.

L’expérience de la rencontre interculturelle à l’UNamur : exemple dans un cours d’anthropologie

Propos recueillis par Maxime Giegas
Chargé de projets à la FUCID

Très intéressée par le modèle d’enseignement du Service Learning [1]Le Service Learning – l’apprentissage par le service en français – est une approche pédagogique qui vise à incorporer un engagement social dans l’enseignement académique classique. L’objectif pour les étudiant·e·s est de participer à un projet ou de s’investir dans une … Continuer de lire, Natalie Rigaux, professeure, entre autres, d’anthropologie à l’Université de Namur, a décidé, l’année académique 2021-2022, de proposer à ses étudiant·e·s de troisième année en sciences politiques de réaliser un engagement de vingt heures au sein d’une association en lien avec la thématique de son cours : la migration. Après cette première année, l’heure est au bilan. Nous avons décidé de l’interroger pour en savoir plus sur ce cours, la plus-value d’intégrer cet engagement des étudiant·e·s dans une association, ainsi que son avis et les premiers retours des étudiant·e·s.

Pour commencer, pourrais-tu te présenter ?

Je suis sociologue de formation et professeure de sociologie à l’Université de Namur depuis 1993. Mes thématiques de recherche ont été, pendant plus de 30 ans, les questions du soin à l’égard des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Dans le prolongement de cette thématique, je compte réorienter le domaine de mes recherches pour travailler autour de l’hospitalité et des politiques d’asile à travers un travail de terrain dans les lieux d’accueil de populations en demande d’asile ou sans-papiers. L’objectif est d’interroger les interactions qui se déroulent entre des bénévoles, des professionnels de l’accompagnement et des personnes en demande d’asile et de questionner dans quelle mesure la valeur des identités et de la citoyenneté de chacune et chacun est reconnue.

Je suis très heureuse d’enfin développer des recherches qui soient directement en phase avec l’un de mes cours. À la fois parce je suis moi-même engagée dans l’accueil de personnes migrantes, mais aussi car, l’année dernière, c’était la première fois que j’envoyais mes étudiant·e·s sur ces terrains de l’accueil et j’ai été vraiment saisie par ce qu’iels ramenaient de ces terrains : leurs difficultés, mais aussi la manière parfois discutable des modalités de l'accueil de ces lieux d'hospitalité, loin de nos idéaux d'égalité et de fraternité.

Peux-tu me parler de ce cours d’anthropologie ? Quels en sont les objectifs ?

Le premier objectif du cours est de faire une expérience de la rencontre avec les personnes en migration (en recherche d’asile, sans-papiers, « transmigrants »[2]Un transmigrant est une personne qui traverse un pays ou une région dans le cadre de son émigration vers une autre région (Oxford languages). ) et avec celles qui les accueillent. Cette expérience est menée à travers l’immersion, une méthode propre à l’anthropologie, qui est aussi cadrée par le Service Learning, c’est-à-dire que les étudiants vont trouver une place sur le terrain des lieux d’accueil en jouant le rôle, d’une certaine manière, du bénévole lambda.

Le second objectif du cours est de décoloniser la pensée. Ceci revient à considérer que nos pensées restent marquées par un imaginaire colonial et d’approfondir, d’une manière un peu plus technique, de quoi il est fait et quelles représentations de l’autre, datant de la période coloniale, continuent de marquer nos imaginaires et dont il est très important que nous nous libérions. Cela signifie aussi étudier le paradigme « post-colonial » qui s’est développé essentiellement à partir de travaux théoriques menés par des chercheur·euse·s du Sud Global. Je trouve en effet important que les étudiants aient l’occasion d’être familiarisés dans leur cursus avec la pensée des chercheurs du Sud Global. C’est aussi une des façons de décoloniser la pensée.

Je privilégie dans ce cours ce que l’on appelait anciennement une « anthropologie africaniste » qui centre ses travaux sur l’Afrique et ses diasporas (ce qui élargit évidemment le champ). J’essaye de me focaliser sur l’Afrique pour différentes raisons : premièrement, les étudiant·e·s vont, sur leur terrain, souvent rencontrer pas mal de jeunes noir·e·s originaires de différents pays d’Afrique. Ensuite, pour penser « post-colonialité » ou « décolonialité » en Belgique, c’est évidemment toute notre histoire avec le Congo, le Rwanda et le Burundi qui est en question et il est donc utile de donner des balises par rapport à la colonisation belge dans ces pays. Finalement, la dernière raison est que l’identité noire est l’une des identités qui est la plus victime de toute une série de clichés qui renvoient à un imaginaire colonial étant lui-même relié à l’histoire de l’esclavage.

Pourquoi penses-tu que cet engagement des étudiant·e·s est une plus-value ou non dans le cadre de ce cours ?

Ce n’est pas forcément l’engagement, mais plutôt l’immersion, les rencontres que les étudiant·e·s font sur leur terrain qui font la plus-value, d’abord en termes d’objectifs d’apprentissage. Cela permet d’intégrer et de comprendre la portée de ce que l’on voit en cours d’une façon radicalement différente, en réalisant, au départ de sa propre appréhension de la culture des autres, le type d’imaginaire qui la marque. Par exemple, si l’on demande aux étudiants s’ils réfléchissent dans une perspective évolutionniste (c’est-à-dire cette idée de considérer que toutes les sociétés se construisent suivant le même modèle et que ce modèle, valorisé, est occidental), ils vont évidemment répondre que non. Cependant, lorsqu’ils rédigent leur journal de bord durant leur immersion, je retrouve cette pensée évolutionniste chez certains, comme notamment de considérer que la culture des autres est une culture « traditionnelle » avec des exemples tel que : « les Afghans sont habillés en habits traditionnels » ou « ils ne vont jamais réussir à s’intégrer dans une société ouverte comme la nôtre », etc.

Mais donc, est-ce que tu penses que certaines expériences d’engagement ont juste renforcé certains stéréotypes ?

D’une certaine façon, je comprends que cette expérience puisse être difficile à analyser pour les étudiant·e·s… déjà, parce qu’il ne faut pas croire que les bénévoles, même très militant·e·s en matière d’accueil, aient nécessairement un imaginaire décolonial. Cela arrive donc que les étudiant·e·s entendent chez certains de ceux-ci des choses qui ont tendance à les conforter dans leurs stéréotypes. De même, certains dispositifs mis en place dans les lieux d’engagement peuvent refléter cette vision stéréotypée, par exemple de l’autre comme a priori dangereux ou sexiste.

Est-ce qu’il y a la place dans ton cours pour les préparer à se confronter à cette réalité ?

Dès le premier cours d’introduction, mais surtout lors des deux cours qui suivent et qui sont vraiment sur les problématiques de l’immersion, je réfléchis avec eux sur l’interaction, le type de situations dans lesquelles ils vont se trouver et, du coup, le type de questions que cela pose, le type de posture à adopter ou pas. Je leur donne des textes de chercheurs et chercheuses issu·e·s du Sud Global qui expliquent leurs expériences sur des terrains analogues et des outils créés par des anthropologues qui ont déjà beaucoup réfléchi sur ces questions. Il y a toute une dimension réflexive de la méthodologie de l’immersion du point de vue de l’altérité culturelle, des rapports de domination historiques et contemporains de l’Occident à l’égard du reste du monde, de la manière dont cela va se traduire en termes d’interactions, etc.

Avec la FUCID, nous organisons aussi une séance de cours où une personne issue du monde associatif vient expliquer le cadre des politiques d’asile en Belgique, les différents types de statuts pour ces personnes, les différents types de lieux directement liés à des politiques publiques ou pris en charge par des citoyens et citoyennes. Ceci est aussi une manière de les préparer afin qu’ils comprennent le contexte dans lequel ils s’engagent.

Quels sont les retours des étudiant·e·s sur ce cours ?

Globalement, iels sont très content·e·s de l’expérience, très heureux·ses d’être sorti·e·s des murs de l’université. Forcément, à travers toute la diversité des expériences, il y a eu des lieux d’accueil qui ont été plus ou moins difficiles à vivre ou qui ont été objectivement plus ou moins intéressants. Certain·e·s vont beaucoup faire de la cuisine avec les bénévoles et puis passer 30 minutes à aller distribuer des repas, c’est moins intéressant, mais c’est aussi un apprentissage.

Et ton avis sur le cours, alors ?

Là où je suis vraiment fière, c’est que c’est le seul de mes cours où je ressens à quel point les étudiant·e·s racisé·e·s font une différence, au sens tout à fait positif. Le fait qu’iels aient une autre expérience, qu’iels soient issu·e·s d’autres cultures du monde et donc aussi aient un autre regard sur les personnes demandeuses d’asile fait qu’ils ont un apport vraiment important dans ce cours. L’année passée, ces étudiant·e·s ont eu une parole très forte (que je veille aussi à mettre en valeur). Il y avait par exemple une jeune étudiante d’origine marocaine voilée qui a eu des interventions vraiment décisives. Je suis donc très heureuse de voir que la thématique du cours et le fait que l’on partage des expériences créent des occasions de réaliser nos différences et, mieux encore, de les mettre en valeur.

Pour finir, qu’est-ce que tu pourrais répondre à ceux qui disent que ce type d’engagement peut être considéré comme une instrumentalisation du public bénéficiaire des lieux d’engagement pour un public de jeunes étudiant·e·s privilégié·e·s ?

Pour moi, cela n’est pas une objection que j’élimine, mais une des questions que pose l’engagement. Oui, cette inégalité objective est là, et je n’ai pas envie de dire qu’il suffirait d’adopter une posture moins dominante dans l’interaction pour régler le problème, mais on peut travailler avec nos étudiant·e·s pour qu’iels aient conscience de leurs privilèges et de ce qu’iels veulent en faire.

Conclusion

La FUCID collabore avec Natalie Rigaux sur son cours d’Anthropologie depuis qu’elle a décidé d’y intégrer cet engagement des étudiant·e·s au sein de structures en lien avec la migration. Comme expliqué durant l’interview, le principe est d’inclure dans un cours des heures d’engagement dans un lieu en dehors des couloirs de l’université, en se basant sur une approche pédagogique promue depuis quelques années par la FUCID : Le Service Learning. Plusieurs cours au sein de l’université adoptent d’ailleurs désormais cette pédagogie et la FUCID continue de promouvoir cette approche éducative au sein de l’institution. Pour la FUCID, cette approche est une réelle richesse au sein de l’université car elle permet aux étudiant·e·s de s’ouvrir au monde, de sortir des murs de l’université (au sens propre comme au sens figuré) et de prendre conscience de leur rôle et responsabilité dans la société en faisant des liens entre la réalité des enjeux sociétaux actuels et le contenu de leurs cours. Si le cadre du cours de Natalie Rigaux correspond donc parfaitement pour intégrer les outils du Service Learning avec la méthodologie du travail de terrain propre à l’anthropologie, il reste cependant en perpétuelle évolution dans l’objectif d’améliorer le processus d’apprentissage de cette pédagogie. En effet, alors que le Service Learning promeut une « solidarité horizontale » (« la relation avec les bénéficiaires est réciproque et mutuellement bénéfique » selon la présentation du Service Learning de l’UNamur), le cadre du cours, le nombre réduit d’heures d’engagement, le nombre trop élevé d’étudiant·e·s, etc. ne permettent, pour l’instant, pas assez d’intégrer les associations collaboratrices dans une réelle relation partenariale pouvant bénéficier pleinement aux deux parties. Car si les étudiant·e·s perçoivent l’apport qu’amène leur engagement dans leur développement personnel, les associations, elles, distinguent moins la plus-value pour elles d’intégrer ces étudiant·e·s (à l’exception d’être une ressource humaine en plus). Cela reste donc, à l’heure actuelle, un service assez unilatéral. L’intérêt serait donc de pouvoir intégrer plus en profondeur les associations dans la construction ainsi que la réflexion au sein et autour de ce cours d’anthropologie et des autres cours de Service Learning à l’UNamur.

Références

Références
1 Le Service Learning – l’apprentissage par le service en français – est une approche pédagogique qui vise à incorporer un engagement social dans l’enseignement académique classique. L’objectif pour les étudiant·e·s est de participer à un projet ou de s’investir dans une organisation dont les missions relèvent de thématiques sociétales, telles que la justice sociale, la migration ou encore l’environnement.  Pour plus d’informations : https://www.unamur.be/service-learning#:~:text=Le%20Service%2DLearning%20%E2%80%93%20l',dans%20l'enseignement%20acad%C3%A9mique%20classique.
2 Un transmigrant est une personne qui traverse un pays ou une région dans le cadre de son émigration vers une autre région (Oxford languages).

L'analyse en PDF

Vous pouvez retrouver cette analyse dans notre FOCUS, la revue de la FUCID, disponible en format papier gratuitement à la demande et en ligne en cliquant ici (FOCUS 2023 - Migrations & Rapports de dominations).
L'analyse est disponible en format PDF téléchargeable en cliquant ici.