Rééquilibrer pour décoloniser : à la recherche d'autonomie

par Axel Mudahemuka C. Gossiaux
Doctorant en sciences politiques et sciences sociales
Centre d'Études de l'Ethnicité et des Migrations (CEDEM)

Aujourd’hui, il apparaît explicitement que la notion de décolonisation replacée dans le cadre des études décoloniales se développe comme une forme de pensée critique particulièrement hétérogène et plurielle qui recouvre une multiplicité de géographies, d’historiographies, de productions discursives ou encore d’actes et de pratiques politiques et sociales diverses. L’application concrète de ces perspectives décoloniales en est alors toute aussi diversifiée : « [l]es situations coloniales et postcoloniales, parce qu’elles sont diverses, conduisent à des approches distinctes des décolonisations. » (Boulbina et al., 2012, p. 7) Car, en effet, « [q]ue ce soit par la conquête missionnaire, la conquête commerciale ou la conquête militaire, [au début du XXème siècle], la majeure partie des terres émergées de la planète a été colonisée par des États se réclamant de l’Occident. » (Victor, 2012, p. 19) Plus tard, on assistera à « un processus d’occidentalisation du monde par le biais de l’économie » à travers le modèle dit de l’« économie de marché » qui s’imposera presque partout dans le monde, traduisant « ainsi une nouvelle extension du modèle et des pratiques économiques de l’Occident. » (ibid.) Dès lors, les pensées postcoloniales et décoloniales ont pu se voir enrichies d’« une forte interdisciplinarité et une diversité non moins significative des positionnements politiques et épistémologiques. Contrairement à certaines idées reçues, c’est une pensée de l’enchevêtrement, de l’ici et de là-bas, entre passé, présent et futur, qui est en jeu. » (Demart et Pezeril, 2014, p. 64)

Quelques balises méthodologiques...

Cette deuxième note d’analyse portant sur la thématique de la décolonisation des savoirs[1] a été rédigée principalement sur la base de cinq entretiens individuels semi-directifs[2] menés avec des « jeunes professionnels ressortissants des pays en développement »[3] qui sont étudiants boursiers de l’ARES pour l’année académique 2019-2020. Ces personnes sont originaires de cinq pays différents et se sont toutes portées volontaires pour être interviewées dans le cadre de cette analyse, suite à un appel par formulaire leur ayant été envoyé après leur participation à la journée de réflexion intitulée « globalisation des savoirs », organisée par l’ARES et Uni4Coop le 18 octobre 2019. Les entretiens ont principalement porté sur les perceptions de la personne relativement à la décolonisation des savoirs en termes de structuration des enjeux, de problématisation de la question, de la présence potentielle de ces questionnements dans les débats publics de leurs pays d’origine, ainsi que d’éventuelles expériences personnelles y étant liées. Nous avons également mis en perspective des notes d’observation que nous avons rédigées lors de notre présence à différents ateliers de la journée du 18 octobre 2019, où chaque personne interviewée participait à un atelier qui furent restitués en séance plénière. Par ailleurs, il convient de préciser que notre choix de porter l’attention sur des étudiants « boursiers Sud » de l’ARES, pour cette deuxième analyse, engage une probabilité de rencontrer un certain biais dans les réponses données par le panel, étant donné qu’il est constitué de personnes bénéficiant d’une bourse de l’ARES. Cette hypothèse explique et renforce alors la pertinence du choix, de mener des entretiens de type semi-directif tout en les mettant en perspective avec nos propres notes d’observation, ainsi qu’avec d’autres échanges et discussions informelles avec d’autres personnes intéressées par la question[4].

 

 

[1] Voir « Décoloniser pour révolutionner » : https://www.fucid.be/decoloniser-pour-revolutionner/

[2] Un entretien semi-directif peut être défini comme un entretien où l’enquêteur pose des questions sur la base d’un guide d’entretien structuré par thématiques tout en laissant une certaine marge de manœuvre et flexibilité à la personne interviewée. En effet, l’entretien semi-directif se comprend comme une conversation libre et un échange non structuré, afin de favoriser la confiance et la liberté d’expression des répondants.

[3] Voir https://www.ares-ac.be/fr/cooperation-au-developpement/bourses

[4] Les autres entretiens réalisés dans le cadre de cette réflexion générale sur la décolonisation des savoirs, engagée par Uni4Coop ont été retenus pour la rédaction de la troisième analyse d’éducation permanente de la FUCID, portant sur cette thématique.

... Pour faire émerger des pistes d'action concrètes

Evidemment, et comme le veut la thématique, ces entretiens ont tous été riches de réflexions et de pistes d’action concrètes pouvant matérialiser des actions et projets participant à la décolonisation des savoirs. Ces réflexions à propos d’actions concrètes à mener dans le cadre de la coopération au développement permettent donc de saisir, de quoi la décolonisation des savoirs peut-elle être le nom au début du XXIème siècle, pour de jeunes professionnels et étudiants boursiers de l’ARES toutes et tous originaires de pays anciennement colonisés. Deux notions ont alors émergé de manière limpide de l’ensemble des entretiens : celle de l’équilibre des transferts de connaissance et de la circulation des idées, ainsi que celle de l’autonomie dans le domaine de la production scientifique, et, en lien avec cette dernière notion, de la souveraineté effective des pays d’origine des répondants.

Ainsi, la convergence la plus explicite qui ressort des réponses de notre panel tient dans le fait de souligner que les pays dits « développés », ou encore « industrialisés », ne sont pas les seuls producteurs de connaissance. La connaissance humaine ne connait pas de frontières et les pays dits « en développement » ont tout autant à transmettre aux autres pays. Comme les interviewés ont pu le souligner, dans un contexte où « la planète est devenue un village », tout le monde peut chercher à obtenir le savoir là où il est. L’enjeu devient alors de réfléchir à l’équilibre des transferts et circulations de connaissances et d’idées, afin de pouvoir augmenter partout dans le monde les capacités scientifiques, les infrastructures de production de la recherche, l’accès et la mobilité des ressources, y compris les ressources humaines, ou encore la propension des autorités compétentes à soutenir concrètement ces dynamiques, pour faire face aux défis qui se posent à l’humanité, que ce soit en termes environnementaux, économiques, de santé publique, de sécurité et de protection des droits ou encore de développement.

La décolonisation des savoirs pourrait alors se matérialiser sous la forme d’initiatives, d’actions et de mises en projets visant à renforcer les infrastructures scientifiques de pays de l’hémisphère sud tout en élaborant et en éprouvant des protocoles de recherche propres aux pays et régions dans lesquels ils seront amenés à être mis en œuvre. L’une des personnes interviewées nous expliquait par exemple son étonnement, à observer des étudiants originaires de pays d’Afrique subsaharienne aux climats très différents de la plupart de ceux connus en Europe de l’Ouest, venir s’exercer en Belgique à des techniques agricoles typiques de climats froids. Il se demandait en effet comment ces étudiants allaient-ils pouvoir s’approprier et mettre en œuvre ces techniques pour qu’elles puissent contribuer au développement de leurs pays. Car, comme toutes les personnes interviewées s’accordent à le dire, la décolonisation des savoirs implique de s’approprier les savoirs pour orienter et adapter pertinemment les modes de développement de pays, où ils pourraient être mis en œuvre. Pour ce faire, il est nécessaire que les transferts de connaissance ne soient pas unidirectionnels, hiérarchisés et homogènes mais pluridirectionnels, horizontaux et diversifiés. Il s’agit de faire en sorte que l’ensemble des régions considérées comme moins développées que l’Occident puissent travailler à produire leurs « propres » connaissances et puissent les mettre à disposition du reste de la planète.

Ceci nous amène à l’autre élément principal commun aux réponses et questionnements soulevés par les personnes interviewées : celui de la recherche d’autonomie dans le domaine des sciences et, plus généralement, de la recherche d’autonomie politique et économique. En effet, un même constat traverse l’ensemble des réflexions des personnes interviewées, celui de la persistance d’un certain rapport de dépendance dans le cadre de la structuration de l’économie mondiale. Certains ont par exemple pointé la dépendance de pays en développement à des standards internationaux, censés permettre leur intégration sur la scène économique internationale[5]. Cette dépendance peut donc être un frein à la souveraineté effective et à la recherche d’autonomie de pays soumis à ces standards, et l’ensemble des interviewés ont souligné la nécessité d’accroître l’autonomie de leur pays dans le domaine de la science, pour leur permettre d’élaborer et d’implémenter des projets de développement orientés dans une approche bottom up (ou ascendante), à toutes les étapes des projets, de leurs conceptions aux évaluations.

Comme nous l’expliquait une personne ayant eu l’occasion d’étudier de manière approfondie des projets de ce type en Afrique de l’Ouest, il arrive que ces projets échouent simplement parce qu’ils n’ont pas rencontré l’approbation des communautés et populations, qui sont censées participer à leur mise en œuvre et/ou en bénéficier. Dans le même ordre d’idées, au cours de la restitution d’un atelier organisé lors de la journée de réflexion du 18 octobre 2019, nous avons pu prendre note de la réflexion d’un groupe de participants qui témoignait de la difficulté à mettre en pratique dans leurs pays d’origine, certaines formations apprises en Belgique dans des domaines comme les transports ou la logistique par exemple. En effet, à cause d’une certaine dépendance matérielle par rapport aux outils nécessaires à la mise en pratique de formations de ce type, il n’était pas possible de les rendre efficaces, ni de se les approprier dans les pays où elles ont été réceptionnées, laissant alors un certain sentiment d’inaccomplissement dans le chef des responsables locaux du projet, et faisant dire aux boursiers présents à l’atelier que ce type de transfert n’est pas « win-win ».

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[5] Ces standards sont définis par le « Fonds Monétaire International » (FMI), la « Banque Mondiale » (BM) ou des organismes de normalisation spécialisés dans des secteurs particuliers, comme l’Organisation internationale des commissions de valeurs. Il s’agit d’une série de « normes et codes » qui « désigne un ensemble de dispositions – les "règles du jeu" – réglementant l’environnement institutionnel dans lequel les politiques économiques et financières sont conçues et mises en œuvre. » Ces normes s’appliquent dans douze domaines d’intervention regroupés en trois groupes généraux qui sont : « la transparence des politiques », « la règlementation et le contrôle du secteur financier », et « l’infrastructure institutionnelle et des marchés » (FMI, 2016, pp. 1-3).

L'autonomie contre la colonialité

Dans une perspective plus socio-économique et politico-juridique, certaines personnes interviewées ont souligné le fait que l’actualité des critiques décolonisatrices et l’émergence des perspectives et études décoloniales, témoignent de la persistance de rapports de pouvoir géopolitiques de type néo-colonialistes qui entretiennent et chercheraient à pérenniser la dépendance des anciennes colonies envers certains pays de l’Occident. L’une des personnes interviewées nous faisait par exemple état d’un certain sentiment de compression et de manque de considération par certains pays occidentaux, que ressentaient des populations et communautés avec qui elle avait pu échanger. Une autre personne a particulièrement insisté sur le travail à réaliser auprès de la jeunesse des pays en développement, pour que celle-ci prenne conscience de la persistance de rapports de force impérialistes et de la violence symbolique qui s’exercent sur l’inconscient à travers différents vecteurs comme des médias transnationaux ou globalisés. Pour aller au-delà de la décolonisation procédurale, cette même personne appelait donc la jeunesse à être audacieuse et à faire du passé colonial de leur pays, une force pour arracher une véritable décolonisation des savoirs, des esprits et du pouvoir, notamment en déstructurant et en renversant la colonialité dans la production, l’accès et le transfert des connaissances. En effet, rappelons-le, décoloniser les savoirs engage « les rapports sociaux et les économies politiques, les cadres théoriques comme les pratiques discursives. La formule constitue une interpellation et une revendication, un programme et un combat. » (Boulbina et al., 2012, p. 7)

Au terme de cette analyse, nous constatons d’emblée que les réflexions formulées et les pistes d’action avancées par les personnes interviewées participent aux renversements de perspectives et aux vœux de pluralité et d’inclusion qu’appellent la décolonisation des savoirs et l’entreprise décoloniale de manière générale. Ce constat autorise alors la formulation de questionnements relatifs aux positionnements du Nord, de l’Occident ou de pays occidentaux par rapport à ces impératifs décoloniaux. Comment les systèmes scolaires, d’enseignement et/ou d’éducation peuvent-ils se saisir de ces enjeux pour faire bouger les lignes à leur niveau d’action ? Surtout, d’une part, les dits systèmes ont-ils une quelconque volonté d’engager des actions, programmes et projets de ce type en répondant aux besoins formulés par certaines personnes y étant impliquées et, d’autre part, qu’est-ce qui pourrait engager ou désengager ces systèmes, sur une échelle allant de l’individuel ou structurel en passant par le financier et les modes de financement dans ces actions ? Autant de questions soulevées par les critiques postcoloniales et décoloniales qui se font de plus en plus entendre dans les débats publics contemporains, comme l’atteste, par exemple, le débat autour de l’ancien « Musée royal de l’Afrique centrale », aujourd’hui renommé « AfricaMuseum », situé à Bruxelles, au cœur de l’Union européenne.

Bibliographie

 

  • Boulbina, Seloua Luste, Cohen, Jim, Zouggari, Najat et Simon, Patrick, « Décoloniser les savoirs. Internationalisation des débats et des luttes », Mouvements, n°72, 2012, pp. 7-10.

  • Demart, Sarah et Pezeril, Charlotte, « Les théories postcoloniales en Belgique », Politique, n°86, 2014, pp. 64, 65.

  • Fonds Monétaire International, « Normes et codes : le rôle du FMI », Fiche technique, 2016, 4 p., disponible à l’adresse suivante : https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/ 08/01/16/25/Standards-and-Codes

  • Victor, Jean-Christophe, Le dessous des cartes, Paris, Tallandier, 2012.

L'analyse en PDF

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