Réflexions autour du concept d’allié·e·s dans la lutte antiraciste

Annick Honorez
Membre de l’AG de la Fucid, professeure et coordinatrice du bachelier en coopération internationale à la Haute École de la Province de Namur (HEPN).

Depuis plusieurs années, des mouvements et collectifs racisés antiracistes proposent aux Blanch·e·s engagé·e·s dans la lutte antiraciste d’être leurs allié·e·s, concept sur lequel nous allons poser un regard critique en tant que blanc·he·s acteur·trice·s dans une ONG d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire.

Ce concept s’inscrit dans un questionnement sur la légitimité des « non-concerné·e·s »[1] Terme utilisé dans les recommandations aux allié·e·s par les collectifs antiracistes. par le racisme à s’exprimer sur cette thématique. On constate en effet que les milieux militants en Belgique (antiracistes, féministes, altermondialistes…) sont encore fort représentés par des personnes blanches et qu’il n’est pas facile pour les personnes racisées d’y trouver leur place, comme le montre Hassina Semah, formatrice indépendante sur les questions de genre, de diversité, de violences et de discrimination, dans le cadre d’une recherche dans les milieux féministes belges[2]Hassina Semah, « Colonialité, du concept aux manifestations concrètes des rapports de pouvoir entre militantes féministes. » Analyse de BePax. Décembre 2020 :

« Ainsi, dans les milieux féministes belges étudiés, on constate que la race sociale continue toujours d’opérer comme une ligne de partage entre les “vraies” féministes et les “autres” : seule la filiation reconnue à un féminisme “de souche” confère un label d’authenticité et de légitimité, ce qui tend à dédoubler les oppressions auxquelles font face les féministes racisées, à les priver des ressources développées dans les espaces féministes mainstream et à les contraindre à s’organiser dans d’autres espaces minoritaires » (Semah 2020).

L’appropriation du concept d’intersectionnalité (imbrication de systèmes d’oppression, dont principalement le sexe, la race, la classe) dans tous les milieux associatifs, militants et académiques offre un foisonnement de réflexions sur les mécanismes de domination qui rend la question du racisme incontournable.

Le concept d’allié·e s’inscrit donc dans ce contexte de volonté des collectifs de personnes racisé·e·s de porter leur propre parole, du refus qu’elle soit accaparée, du rejet de la suprématie blanche et d’une approche intersectionnelle.

Définition du racisme et d’un·e allié·e.

Le racisme

Il est important de situer le cadre de compréhension à partir duquel cette position sera réfléchie, à commencer par une définition du racisme. Il en existe de nombreuses définitions et dimensions. Pietro Basso[3]Pietro Basso est professeur de sociologie et directeur du master sur l’immigration à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Définition issue d’une présentation de Edouard Delruelle lors du colloque du CAI Namur, le 30 novembre 2022., professeur de sociologie à l’Université Ca Foscari de Venise, propose celle-ci : « Le racisme est un ensemble de pratiques individuelles et institutionnelles qui ont pour but et/ou pour effet de produire et reproduire la domination de certains groupes sociaux ‘‘racisants’’ (hégémoniques, dominants) sur d’autres groupes sociaux ‘’racisés’’ (subalternes, dominés). Ces pratiques sont conditionnées par des schèmes de pensée, conscients et inconscients, parfois intériorisés par les racisés eux-mêmes ».

Je proposerais de s’inspirer de la grille de lecture proposée par Ina Kerner, professeure de sciences politiques à l’université de Koblenz (Kerner, 2009, p.263) qui a identifié « trois dimensions différentes du racisme qui sont néanmoins intimement liées et se renforcent mutuellement ;

  • Une dimension épistémologique qui se rapporte avant tout aux discours et la connaissance mais elle inclut également les images et les symboles,
  • Une dimension institutionnelle qui se rapporte à des cadres institutionnels qui provoquent des formes structurelles de stratification, de discrimination et d’exclusion,
  • Une dimension personnelle, se rapportant plus à la personne qu’au privé... Elle se rapporte à des comportements et/ou à des perceptions mais également à l’identité et/ou la subjectivité des personnes (appartenant aux groupes dominants et dominés) aux actions et interactions personnelles ».

Qu’est-ce qu’un·e allié·e ?

Le terme d’allié·e est énoncé par Christine Delphy dès les années 70, dans l’article « nos amis et nous » à propos de la participation des hommes aux combats féministes.

Il est aussi repris dans un contexte étasunien durant les années 2000 dans le but d’avoir, dans des campus universitaires, des groupes, des personnes, qui faciliteraient l’intégration (et le non-rejet) de personnes LGBTQI+ et racisées.

Il a été choisi par des collectifs antiracistes et décoloniaux en Belgique, dont Bamko qui le définit comme suit : « Un.e allié.e est une personne issue d’un groupe majoritaire et/ou majoré (favorisé) qui ne subit pas une ou des oppressions données (actuelles/historiques, de façon individuelle/collective), qui prend conscience de ses privilèges ainsi que des violences et discriminations individuelles et structurelles que vivent les minorisé.e.s, marginalisés. Il ou elle choisit de lutter passivement ou activement pour la justice, l’équité et l’égalité aux côtés des groupes opprimés qui les reconnaissent comme des ‘‘allié.e.s’’ ou ‘‘complices’’ lorsque ces derniers mettent en péril leur propre confort et que les intentions vont au-delà de la bonne conscience, de l’opportunisme professionnel, politique et médiatique » (Robert, 2021).

Une recherche québécoise qui portait sur les alliés LGBTQI+ sur les campus universitaires en donnait une définition plus succincte : « Une personne qui appartient au groupe dominant ou à la majorité et qui travaille à mettre fin aux oppressions dans sa vie personnelle ou professionnelle, en se mobilisant pour et avec les populations opprimées » (Milette et Legallo, 2019)

Bamko propose également une série de recommandations pour être un·e bon·ne allié·e :

« 1. Rédiger une charte anti-raciste en famille interculturelle ou au travail. Par exemple : lorsqu’on va au carnaval, le conjoint blanc ne se déguise pas avec du Blackface.
2. Avoir des buts anti-racistes (formations, actions participati[ve]s, militantisme pour des changements légaux, etc.)
3. Disposition à être remis en question/ à être la cible de ressentiment des racisé.es.
4. Maîtriser différents rythmes :
     · Le rythme rapide pour la revendication politique,
     · Le rythme long pour la compréhension, l’analyse,
     (imprégnation)
     · Pour l’analyse toujours à froid, le rythme moyen pour tisser des liens d’amitié et prendre le temps de fréquenter des racisés.
5. Autoformation : débrouillard.e.s et créatifs-ves.
6. « Abstraction empathique » : sachant les chiffres et le fait social raciste : prenez parti pour la victime jusqu’à preuve du contraire.
7. Créez un « safe space » ou un environnement de travail permettant le dialogue, des sasses de décompression.
8. Décentralité blanche. Ne laissez pas vos émotions / expériences / ressentis / votre fragilité blanche / vos désaccords avec les victimes dominer le débat.
9. Ne limitez pas la recherche ou la lutte anti-raciste au niveau de votre compréhension actuelle.
10. Protégez et défendez les victimes avec leur approbation. Par exemple : stoppez les mauvaises blagues (attention à la non-assistance des personnes en danger).
11. Maitrisez la liste des stéréotypes et des préjugés pour les différents groupes victimes de racisme.
12. Mettez vos privilèges au service de la lutte (« performer sa blanchité »)[4]Pratiquer, assumer le fait d’être Blanc·he.
13. Cassez la « White connexion » et la « White solidarity ».
14. Identifiez vos catégories argumentatives dans votre processus de défense (le déni, demander un excès de preuves à une victime, remettre en question le professionnalisme de tous ceux qui sont en désaccord avec vos idées).
15. Ne plagiez pas les racisés.
16. L’allié.e ne remplace pas l’agressé, évitez de vous comporter en « super blanc » / supérieur / sauveur. Proposez et demandez si le projet que vous voulez lancer est utile.
17. Évitez le « Whites plainning »[5]Le mansplaining est un concept féministe né dans les années 2010 qui désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu'elle sait déjà, voire dont elle est experte, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant. Ici transposé à une relation entre … Continuer de lire et si vous avez un savoir à partager, faites le pour convaincre des racistes ou des personnes en processus de déconstruction.
18. Spécialisez-vous dans une forme particulière de racisme pour être plus efficace.
19. Analysez les situations racistes sous différents angles et avec des outils préalablement conçus.
20. Regardez vos privilèges dans différents domaines de la vie. Exemple d’application : ouvrez un « carnet de résilience » (Robert, 2021).

Ces définitions du concept d’allié·e ont pour point commun d’insister sur différentes recommandations :

  • Ne pas prendre la parole à la place de, apprendre à se taire, à ne pas bénéficier des privilèges auxquels les blanc·he·s sont habitué·e·s.
  • Faire notre propre travail de fond : ne pas être innocent·e, aveugle à sa blanchité, la déconstruire, être conscient·e de ses propres mécanismes racistes.
  • Se former, comprendre les mécanismes du racisme, des imbrications entre racisme et autres systèmes d’oppression.
  • Contrecarrer les oppressions, les contester publiquement, apporter son soutien aux personnes discriminées.

Starhawk, militante altermondialiste, ajoute l’importance d’apprendre à connaître les gens dans toute leur densité et donc à nourrir des relations interpersonnelles de proximité (2019). Être un·e bon·ne allié·e c’est aussi pour elle poser la question de la diversité dans les groupes où elle n’est pas présente.

Comment être ou devenir un·e bon·ne allié·e ?

Maintenant que nous avons vu des définitions du racisme et des allié·e·s, posons-nous quelques questions par rapport aux principales recommandations pour être un·e bon·ne allié·e.

Ne pas parler à la place de

De nombreuses recommandations, demandes, injonctions fortes sont adressées aux Blanc·he·s qui prennent la parole au nom des personnes racisées, ou pire, qui leur expliquent ce qu’elles savent et vivent déjà. C’est ce qu’on appelle, à l’instar du mansplaining pour le féminisme, le whitesplaining.

En effet, les attitudes de « parler de et parler pour », à l’inverse de ce que voudraient (souvent) les personnes qui le pratiquent, renforcent les oppressions en ce sens que cette prise de parole assoit une domination. Il est donc important de favoriser le dialogue en parlant « à et avec » (comme allié·e).

Si les personnes blanc·he·s ne sont pas légitimes pour parler « de et pour » les personnes racisées qui vivent le racisme, suffit-il d’être racisé·e pour que la parole soit légitime ? En d’autres mots, toutes les personnes racisées peuvent-elles parler de et pour les autres ? Non et pour plusieurs raisons : les expériences et les filtres à travers lesquels on les vit sont différents, la légitimité de la parole ne provient pas d’une situation individuelle mais collective, les situations de racisme sont complexes.

Un des écueils possibles de cette distinction entre allié·e et personnes concernées est la stigmatisation, l’« assignation à », en ce sens que les personnes racisées ne pourraient dès lors n’être vues, invitées à parler pour et de, que comme racisées. Si la parole des personnes racisées est fondamentale, il n’en demeure pas moins qu’elles ne sont pas que racisées et ont donc plusieurs positions dans la société d’où peut émerger leur parole (sur autre chose que « la race »).

On peut également se poser la question sur le terme « personnes concernées » qui est entendu ici comme des « personnes étant victimes de racisme » - il y a une insistance sur le vécu. Or, le filtre du vécu n’est pas absolument indispensable pour appréhender des réalités : à partir de ses propres vécus de rejet (quelle qu’en soit la raison), à partir d’une connaissance de ce que vivent « les autres » via des récits, quelles que soient leurs formes (témoignages, cinéma, littérature), il y a des expériences qui sont transposables ou qui sont en tout cas appréhendables et qui mobilisent les personnes antiracistes, quelle que soit leur « couleur ».

Les Blanc·he·s ne sont pas (souvent) victimes de racisme et n’en ont donc pas une expérience personnelle ou collective, ce qui ne veut pas dire qu’ils ou elles ne peuvent pas appréhender ce vécu. Cependant, le racisme n’étant pas qu’une question de vécu ou de relations interpersonnelles, toutes les personnes antiracistes vivant en Belgique sont concernées et peuvent donc légitimement s’exprimer. De manière structurelle et systémique, lutter contre le racisme c’est aussi lutter contre un système basé sur la domination et l’exploitation, le racisme étant un de ces systèmes.

Déconstruire la blanchité

Globalement, ces recommandations s’adressent aux Blanc·he·s en leur proposant, notamment, une introspection sur leurs privilèges. Il existe, en la matière, un phénomène nommé colorblindness (aveuglement de la couleur) qui explique le fait que les Blanc·he·s nient leur couleur, ne sont pas, ou ne s’estiment pas « racisé·e·s ».

On retiendra donc une forme d’inconscience du fait de l’ignorance de la blanchité (par les Blanc·he·s) et du fait qu’elle soit un curseur par rapport aux autres races construit historiquement et socialement. On notera également un manque de réflexivité (colorblindness) inhérent à la position dominante des Blanc·he·s, notamment sur les effets de leur position dans la production des connaissances.

Cependant, comme pour toute chose, il faut nuancer, car les Blanc·he·s ne constituent pas un groupe homogène, mais, symboliquement, la blanchité représente la réussite : « Si la blancheur est une illusion identitaire, elle reste visible et symbolise l’accès potentiel à l’exercice du pouvoir, à la capacité de réussir et à être accepté » (Blanchard, 2017, p.193).

Ce que nous proposent ces collectifs, c’est donc de conscientiser la blanchité comme fait social (privilèges), ce qui fait référence à la dimension épistémologique citée par Kerner.

Motivations des allié·e·s

Outre, la déconstruction de la blanchité et donc des privilèges des Blanc·he·s, la lutte antiraciste est aussi un choix qui est motivé par une lutte pour la justice globale.

Les recommandations sur les allié·e·s que nous avons présentées ne mentionnent pas les motivations de ces derniers à l’être. Nous allons donc explorer ce qui motive les Blanc·he·s allié·e·s. L’étude québécoise que nous avons mentionnée cite DeTurk[6]DETURK Sara, « Allies in Action: The Communicative Experiences of People Who Challenge Social Injustice on Behalf of Others », Communication Quarterly, 59, 5, 2011, pp. 569-590. qui s’est intéressée aux motivations des allié·e·s et souligne que le processus d’alliance s’opère de trois façons :

« D’une part, ces personnes (les allié·e·s) peuvent s’identifier à certains processus de marginalisation à travers leurs propres identités sociales ou à travers leurs relations personnelles. D’autre part, elles peuvent avoir été socialisées à certaines valeurs morales et, de ce fait, tendent à apprécier les différences existant au sein du réseau social auquel elles appartiennent à un moment donné. Enfin, elles ont appris à travers la manière dont les personnes les ont traitées avec respect et ont mis de l’avant leur humanité tout en les confrontant à leurs propres situations et à leurs propres préjugés (2011, 573) » (Milette et Le Gallo, 2019).

Pour Edward (cité par Milette et Le Gallo), il y aurait trois états dans le développement identitaire des personnes alliées. Ils correspondent à trois stades de développement où la profondeur morale de la mobilisation de la personne varie du moins engageant (voire instrumentalisant dans le premier état) à un engagement sincère pour le changement social. Nous retrouvons ainsi trois types de personnes alliées :

  • Celles qui sont alliées pour leur intérêt personnel (état 1),
  • Celles qui le sont par altruisme (état 2), et enfin
  • Celles qui le sont pour un objectif plus large de justice sociale (état 3).

Cette typologie particulière est un bon moyen pour réfléchir à nos propres pratiques en tant que personne alliée.

Ceci nous amène à questionner les motivations et postures d’allié·e·s en interpellant un de ses fondements : les concepts de « privilèges et de discriminations ».

Le statut de la personne privilégiée et les limites de l’individualisation

Les productions sur le concept d’allié·e et la prégnance de la stand point theory (théorie qui traite du fait de situer d’où on parle) invitent à prendre conscience de nos privilèges (surtout en tant que Blanc·he·s) : notre accès à l’éducation, au confort/bien-être, au validisme, etc. Nous en arrivons à ne plus déconstruire (questionner) ce concept de privilèges alors qu’ils sont nombreux à être le résultat de luttes sociales. Dans une analyse sur les limites de l’individualisation des dominations, Aurore Koechlin explique :

« L’idée de privilège possède la connotation de quelque chose qui serait en trop, et non pas de quelque chose que tout le monde devrait avoir. Or, si certains privilèges doivent bien sûr être supprimés, comme le ‘‘privilège’’ d’exploiter autrui par exemple, dans d’autres cas, la revendication devrait être non pas la suppression du privilège mais son extension. Là encore, pour donner un exemple, on peut parler du privilège de pouvoir marcher seul la nuit dans la rue sans avoir peur et sans se faire agresser : le but n’est pas que les personnes qui ont ce privilège ne l’aient plus, mais plutôt qu’il soit étendu à tout le monde » (2022).

La déconstruction de la blanchité et le fait de se positionner en disant d’où on parle sont questionnés par de nombreux·ses auteur·trice·s en ce sens que reconnaître sa blanchité, ses privilèges, aurait un impact en termes de changement social. Autrement dit, le racisme peut-il disparaître avec la prise de conscience (et la reconnaissance) de la suprématie blanche ? Dans le même ordre d’idées, le racisme n’est-il qu’une question de préjugés ? comme le souligne Djelloul :

« En visibilisant un rapport social dont on bénéficie, alors que les lois de reproduction en garantissent l’invisibilité par sa naturalisation, l’énonciation de ses privilèges serait donc un premier acte de complicité politique avec les dominé·e·s, le signal d’une prise de conscience et d’une disposition à se remettre en question, bref la trace d’un effort de décentrement » (2022).

D’après Elsa Dorlin, il y a dans la notion de privilège une tendance à penser « que l’on pourrait renoncer à son privilège, dans l’intimité d’une prise de conscience individuelle : ce qui invisibilise totalement la dimension sociale et politique, institutionnalisée du pouvoir » (2009)[7]Pouvoir qui se traduit dans les « institutions » (juridiques, d’enseignement, politiques etc.) au-delà des rapports interpersonnels..

Cette déconstruction est insuffisante et montre un autre problème qui est l’individualisation des dominations comme si elles étaient la responsabilité d’individus alors qu’elles sont systémiques.

« L’individualisation des dominations a des conséquences profondes. Cette lecture a tendance à figer et à binariser les positions sociales des individu·e·s entre dominant·e·s d’un côté et dominé·e·s de l’autre, alors même qu’on peut être dominé·e sur un axe et dominant sur un autre. En outre, les positions sociales ne sont pas stables, elles évoluent avec le temps. Les trajectoires sociales ne sont pas (toujours) linéaires et connaissent des inflexions. Mais cet aspect est absent de la théorie des privilèges qui opère une sorte d’essentialisation des positions sociales : ces dernières ne sont plus perçues comme une construction évolutive mais presque comme un destin, un déterminisme indépassable » (Koechlin, 2022).

Comme le dit Elsa Dorlin : « c’est précisément le fait de bénéficier d’une forme d’interpellation individualisante (…) qui a pour conséquence une individualisation à outrance et une psychologisation des dispositifs de lutte contre le racisme. En effet, tout se passe comme si la solution au racisme résidait dans une auto-réflexion sur ses privilèges. Penser la domination impose de réfléchir une posture épistémologique mais celle-ci n’est pas réductible à la seule expérience empathique d’une expérience donnée » (2009, p.13).

L’individualisation ainsi que l’usage des termes « discriminations et privilèges » méritent donc d’être abordés avec recul et conscience critique.

Comme le dit Jean Matthys dans une étude sur les notions de discrimination et de privilège : « Il y aurait ainsi une manière de parler de discriminations dans notre société qui fait comme si celles-ci étaient des sortes d’aberrations ou d’accidents survenant dans une société où règnerait en principe une norme égalitaire, et qui empêche par là même de saisir en quoi ces actes et paroles discriminatoires particuliers sont la matérialisation de rapports sociaux de domination qui jouent un rôle fonctionnel dans la reproduction de l’ordre social existant et qui, à ce titre, précèdent, dépassent et déterminent les consciences, les représentations et les actions des acteurs sociaux individuels » (2022).

Cette lecture polarisante des rapports de domination (privilégiés/discriminés) est aussi problématique dans le sens où elle ne tient pas assez compte des dynamiques en tous genres qui traversent la société et ses composantes, dont la manière dont les « dominés » négocient leur manière de s’organiser à partir de leur situation.

Antiracisme et justice sociale

Comme nous l’avons mentionné, le racisme est un système d’oppression imbriqué à d’autres tels que la classe et le genre. Bon nombre d’auteurs et autrices travaillent sur l’intersectionnalité, l’imbrication des oppressions (cfr Elsa Dorlin, par exemple) et mettent en lumière la fonction du racisme dans les rapports de production et le développement du capitalisme. Ainsi, comme le mentionne Jules Falquet[8]https://julesfalquet.com/informations-professionnelles/ en citant Wallerstein, « le racisme est la formule magique (…) qui permet d’étendre ou de contracter (…) le nombre de ceux qui sont disponibles pour les salaires les plus bas et les rôles économiques les moins gratifiants (…) » (2009).

Le racisme et le sexisme sont des manières de « naturaliser » l’oppression : élaborer une hiérarchisation « naturelle » par la « race » ou le sexe légitime la domination. Citons Quijano, auteur du concept de « colonialité du pouvoir » : « L’idée de race est, sans aucun doute, l’instrument de domination sociale le plus efficace inventé ces 500 dernières années. Produit du tout début de la formation de l’Amérique et du capitalisme, lors du passage du xve au xvie siècle, elle a été imposée dans les siècles suivants sur toute la population de la planète, intégrée à la domination coloniale de l’Europe. La race a été imposée comme critère fondamental de classification sociale universelle de la population mondiale, c’est autour d’elle qu’ont été distribuées les principales identités sociales et géoculturelles du monde à l’époque.  Sur la notion de race s’est fondée l’euro-centrage du pouvoir mondial capitaliste et la distribution mondiale du travail et des échanges qui en découlent » (2007).

Jules Falquet, autrice de « Imbrication : femmes, race et classe dans les mouvements sociaux » insiste sur le fait d’opérer une lecture du monde en termes de rapports sociaux (de sexe, de classe, de race) imbriqués (croisés, parallèles, superposés ou autres) dynamiques, en constante évolution (2019).

La tendance à l’individualisation et personnalisation des dominations est une constante dans de nombreux secteurs où l’on responsabilise (ou culpabilise) l’individu alors que les dominations sont imbriquées à tous les niveaux, sont institutionnalisées et mouvantes.

Un rapport social désigne une interdépendance sociale, généralement économique, qui produit, selon Philippe Zarifian, une « confrontation socialisatrice » de groupes, autour d’un enjeu vital. Danièle Kergoat identifie trois enjeux principaux : la division du travail, de la richesse et le contrôle de la procréation. Ces rapports génèrent des appartenances et des séparations, produisent donc les protagonistes et relient les groupes. Si les institutions structurent et stabilisent pour un temps les rapports sociaux, elles sont aussi construites et transformées par eux (Dujarier, 2019).

Conclusions

Comme le recommandent les collectifs antiracistes, outre une attention comportementale antiraciste, une connaissance approfondie du racisme en tant que système est indispensable dans la posture d’alli·é·e.

Cependant, à partir du moment où l’on considère que la lutte antiraciste est une partie intégrante de la lutte pour une justice globale, comment en nommer les différents protagonistes ? Le terme d’allié·e convient-il encore ? On a vu quelques avantages et inconvénients de ce terme qui néanmoins nous permet de poser un regard critique sur nos postures de Blanc·he·s antiracistes.

Starhawk, qui a une longue pratique d’actions militantes, prône le fait de « nourrir la diversité » : « le mouvement pour la justice globale doit être divers et varié, ne serait-ce que parce que notre créativité humaine est le seul grand atout que nous ayons dans la lutte contre le plus grand conglomérat de pouvoir économique, politique et militaire qui se soit jamais formé sur la planète » (2019).

Références

Références
1 Terme utilisé dans les recommandations aux allié·e·s par les collectifs antiracistes.
2 Hassina Semah, « Colonialité, du concept aux manifestations concrètes des rapports de pouvoir entre militantes féministes. » Analyse de BePax. Décembre 2020
3 Pietro Basso est professeur de sociologie et directeur du master sur l’immigration à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Définition issue d’une présentation de Edouard Delruelle lors du colloque du CAI Namur, le 30 novembre 2022.
4 Pratiquer, assumer le fait d’être Blanc·he.
5 Le mansplaining est un concept féministe né dans les années 2010 qui désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu'elle sait déjà, voire dont elle est experte, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant. Ici transposé à une relation entre personnes blanc·he·s et racisé·e·s.
6 DETURK Sara, « Allies in Action: The Communicative Experiences of People Who Challenge Social Injustice on Behalf of Others », Communication Quarterly, 59, 5, 2011, pp. 569-590.
7 Pouvoir qui se traduit dans les « institutions » (juridiques, d’enseignement, politiques etc.) au-delà des rapports interpersonnels.
8 https://julesfalquet.com/informations-professionnelles/

Bibliographie
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  • FALQUET J. (2019), « Imbrication : femmes, race et classe dans les mouvements sociaux », Éditions du Croquant
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  • MATTHYS J. (2022), « Penser et combattre les dominations structurelles », Action et Recherche Culturelle ARC.
  • QUIJANO A. (2007), « ‘‘Race’’ et colonialité du pouvoir ». Revue Mouvements N°51, pp.111-118, https://doi.org/10.3917/mouv.051.0111
  • ROBERT M. (2021). « S’allier et s’engager », power point, https://www.ciep.be/images/Campagnes/2021-Campagne/Actions/JourneeLancement/PPT_-_ALLIES_-_BAMKO.pdf
  • SEMAH, H. (2020), « Colonialité, du concept aux manifestations concrètes des rapports de pouvoir entre militantes féministes. » Analyse de BePax.
  • STARHAWK (2019), « Quel monde voulons-nous ? », Collection Sorcières.
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